Jeanne d'Arc Vérités et légendes
l’installation de la famille des Armoises dans ce lieu date de 1597,
bien après la Pucelle.
J’aime beaucoup les traditions orales. Je pense que Jeanne
est une fille de l’oralité et j’ai traqué dans les documents du XV e siècle tous les on-dit la
concernant. Les mythographes recherchent, quant à eux, les traditions qui
circulent actuellement autour de Jaulny et de Pulligny-sur-Madon. « Les
habitants du village disent depuis toujours que Jeanne a habité ce château…
qu’elle n’a pas été brûlée à Rouen… » Toujours, vraiment, ou depuis la fin
du XIX e siècle seulement, où
le procès en canonisation rendait la Pucelle à la fois très populaire et très
contestée ? L’existence d’une tradition orale vivante prouve simplement
que son souvenir reste très présent dans les régions de l’Est où elle est née.
Jeanne entre
histoire et mythe
Je suis une spécialiste reconnue de Jeanne d’Arc ; j’ai
publié sa biographie en 2004 chez Perrin [15] . Elle se trouve à la jonction de mes
deux spécialités, l’histoire politique et l’histoire des femmes, et ma thèse
avait été consacrée à la Naissance de la nation France [16] . J’ai l’habitude de cette source
bizarre que sont les mythes. À côté de la réalité (ce que les gens vivent), il
y a les mythes : les modèles, les références, les images qui peuplent les
têtes. Ce qui n’est ni réel ni forcément vrai a parfois, en histoire, une
énorme importance. Et il est parfaitement possible d’étudier l’imaginaire [17] et d’en tirer parti, à condition de
procéder avec rigueur.
Ce n’est souvent que bien des décennies après qu’il a quitté
cette terre qu’un mort ordinaire devient un héros. Les souvenirs vécus
s’effacent, les sources sont de faible volume ou de mauvaise qualité. Le groupe
a besoin de quelqu’un pour incarner ses valeurs. Le mort ordinaire va devenir
un ancêtre, un héros tutélaire ou un saint. Mais le cas de Jeanne est
fondamentalement atypique. C’est la femme la mieux documentée de toute l’époque
médiévale. La plupart des lacunes que les mythographes supposent à son histoire
sont factices. Et si sa popularité a varié – nous sommes aujourd’hui en
période creuse –, jamais elle ne fut oubliée.
Jeanne fut un mythe de son vivant. Dès son apparition, au
printemps 1429, son histoire se joue sur deux plans parallèles, celui des
réalités dont témoignent les lettres royales ou les comptes, et celui du mythe.
En ces temps de guerres civile et étrangère, les troubles de l’État se
traduisirent par des troubles mémoriels. Jeanne fut l’objet de deux discours
parallèles et antithétiques. Les Armagnacs, partisans du dauphin Charles,
virent en elle une vraie prophétesse inspirée par Dieu et faisant merveille
pour le saint royaume de France, les Bourguignons, alliés des Anglais, en
firent une créature en forme de femme, une sorte de sorcière sciemment
manipulée par le diable ou par leurs adversaires. À bergère répond vachère ou
servante d’auberge, à vierge répond putain, à mandatée par Dieu, sorcière. Les
Bourguignons affirmèrent aussi que les voix n’étaient que supercherie. Jeanne
était manipulée par les partisans du dauphin. Dans le royaume de Bourges, on
crut aux mythes armagnacs et, chez Philippe le Bon, aux mythes bourguignons. Il
s’ensuit que le procès en condamnation (1431) reflète les accusations
bourguignonnes, tandis que le procès en nullité (1455-1456) met en avant les
certitudes de l’autre camp.
Aucun de ces deux ensembles mythiques n’est ni plus vrai ni
plus rationnel que l’autre, contrairement à ce que croient les mythographes d’aujourd’hui,
acharnés à détruire l’imaginaire armagnac mais prêts à gober tout ce que
racontent les Bourguignons. Or tout mythe comporte une part de vérité et une
part de fable. Prenons deux mythes, un de chaque côté, dont l’affirmation
essentielle est fausse. Sont-ils inintéressants pour autant ? Les
Armagnacs disent que Jeanne était bergère, cela par nécessité symbolique.
Prophète, elle veille sur le troupeau. Une simple fille de paysan ne ferait pas
rêver. Les Bourguignons disent que Jeanne est une putain. La réputation des
femmes tient alors essentiellement à leur sexualité. Il faut nier la virginité
de la Pucelle pour qu’elle puisse être présentée comme une fausse prophétesse
ou une sorcière. La part de fable que contient le mythe informe donc
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