La 25ème Heure
électrique soit né et ait passé son enfance dans une maison où le temps semble s’être arrêté, où tout sent le passé, – où depuis des siècles rien n’a l’air d’avoir bougé. N’est-il pas vrai ?
Le procureur devint tout rouge.
– En effet, c’est bien ce que je pensais !
Le prêtre Koruga entra dans la chambre. Il alluma de ses mains aux doigts fuselés et secs la lampe à pétrole et la mit solennellement au milieu de la table. Traian ouvrit la valise en cuir et en sortit quelques paquets emballés avec soin. Il les posa sur la table. Puis il déboucha une bouteille de vin et fit venir sa mère. Quand elle fut là, Traian remplit les verres et sortit d’un couvre-livre doré, deux bouquins reliés en pleine peau.
– C’est mon dernier roman, dit-il. Le huitième. Ces deux exemplaires sont les premiers tirés et comme d’habitude ils vous appartiennent. Et nous allons l’arroser de ce vin, de chez " Capsa ", le même que nous avons bu lors de la sortie des sept romans antérieurs. Vous rappelez-vous encore ma joie quand le premier a paru ?
Le prêtre Koruga prit le livre des mains de son fils, avec le même geste que les livres saints à l’autel. La mère le toucha du bout des doigts puis le posa au bord de la table.
– J’ai les mains toutes sales de graisse, dit-elle. Je ne veux pas tacher le livre de Traian.
– Le troisième exemplaire sera pour toi, George !
Le prêtre Koruga posa ses lèvres sur le front de Traian.
Le procureur lui serra la main. Sa mère l’embrassa sur les joues et lui dit à l’oreille, assez fort cependant pour que les autres l’entendent aussi :
– Je n’ai pas encore lu les autres ! Pardonne-moi. Ton père me les a tous racontés. Mais celui-là je veux le lire de mes propres yeux. Je ne veux pas mourir sans avoir lu un livre écrit par mon fils.
Traian était ému. Il trinqua avec chacun. Puis la mère s’excusa. Elle devait aller à la cuisine.
– Reste encore un moment, mère ! répliqua Traian. Je suis venu vous voir pour autre chose encore, une chose tout aussi importante.
Traian Koruga sortit de sa poche une enveloppe et la tendit à son père.
– Voilà mes droits d’auteur pour la première édition. Je veux acheter un terrain à Fântâna et y bâtir une maison. Si c’est possible, tout près de chez-vous. Je veux bâtir la maison et y demeurer jusqu’à la fin de ma vie.
Le prêtre prit l’enveloppe et la posa sur la table en souriant. Sa femme s’essuya les yeux du coin de son tablier et dit :
– Je sais bien que tu le dis seulement pour nous faire plaisir. Tu n’as jamais pu rester ici plus de trois jours.
Chaque fois tu promets de rester un mois et au bout de deux, trois jours tu repars. Et il se passe chaque fois des mois entiers sans qu’on te revoie. Chaque fois tu promets de rester un mois et au bout de deux, trois jours tu repars. Et il se passe chaque fois des mois entiers sans qu’on te revoie.
– Oui, mais à présent je ferai construire ma maison, répliqua Traian.
Traian jeta un regard à son père puis au procureur. Il vit qu’eux aussi considéraient son projet comme une extravagance.
– Personne ne me croit capable de le faire, dit Traian. Mais dans deux ans, jour pour jour, si je suis encore en vie, je vous in vite dans ma maison de Fântâna. Alors peut-être me croirez-vous enfin. Je ne vous en dis pas plus.
15
Après le dîner, le prêtre demanda à Traian quels étaient ses nouveaux projets littéraires. Traian hésita avant de répondre. Puis il dit :
– Mon prochain roman sera un livre vrai. Seule la technique en sera littéraire. Mes personnages existeront dans la vie réelle. Ils pourront être vus et salués dans la rue par tous ceux qui liront le livre. Je pense même quelquefois à donner leurs adresses et leurs numéros de téléphone.
– Et quels sont ces personnages auxquels tu veux faire une telle publicité ? demanda le procureur en souriant.
– Mes personnages sont des hommes qui existent sur toute la surface du globe ! dit Traian. Mais comme Homère lui-même n’aurait pu écrire une histoire avec deux milliards de personnages, je n’en prendrai qu’un petit nombre, probablement dix. Je n’en ai pas besoin de plus. Cependant ils vivront les mêmes événements que tous les autres.
– Tes personnages seront donc choisis d’après des critères scientifiques, pour représenter l’humanité dans son essence
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