La 25ème Heure
telles révolutions sont le fait des esclaves humains. Je ne décrirai que des faits réels. Et dans la réalité ce prolétariat technique fera sa révolution sans se servir de barricades comme ses camarades les esclaves humains. Les esclaves techniques représentent une majorité numérique écrasante dans la société contemporaine. C’est un fait concret. Dans le cadre de cette société ils agissent selon leurs lois propres, différentes de celles des humains. Je ne citerai de ces lois spécifiques aux esclaves techniques que l’automatisme, l’uniformité et l’anonymat.
Une société, dans laquelle il y a quelques dizaines de milliards d’esclaves techniques et à peine deux milliards d’hommes (même si ces derniers la gouvernent), aura tous les caractères d’une majorité prolétarienne. Du temps des Romains, les esclaves humains parlaient, priaient et vivaient selon les coutumes importées de Grèce, de Thrace ou d’autres pays occupés. Les esclaves techniques de notre société gardent eux aussi leur caractère spécifique et vivent selon les lois de leur nation. Cette nature, ou si vous préférez cette réalité existe dans le cadre de notre société. Son influence se fait sentir de plus en plus. Les hommes, afin de pouvoir les avoir à leur service, sont forcés de connaître et d’imiter leurs habitudes et leurs lois. Chaque patron est obligé de savoir un peu la langue et les coutumes de ses employés pour leur commander. Presque toujours, lorsque l’occupant est en état d’infériorité numérique, il adopte la langue et les coutumes du peuple occupé, par commodité ou intérêt pratique. Il le fait bien qu’étant l’occupant et maître tout-puissant.
Le même processus poursuit son développement dans le cadre de notre société, bien que nous ne voulions pas le reconnaître. Nous apprenons les lois et la manière de parler de nos esclaves pour mieux les diriger. Et ainsi, peu à peu, sans même nous rendre compte, nous renonçons à nos qualités humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier symptôme de cette déshumanisation c’est le mépris de l’être humain. L’homme moderne sait que ses semblables, et lui-même d’ailleurs, sont des éléments qu’on peut remplacer. La société contemporaine qui compte un homme pour deux ou trois douzaines d’esclaves techniques doit être organisée et fonctionner d’après des lois techniques. C’est une société créée selon des nécessités mécaniques et non humaines. Et c’est là que commence le drame.
Les êtres humains sont obligés de vivre et de se comporter selon des lois techniques, étrangères aux lois humaines. Ceux qui ne respectent pas les lois de la machine, promues au rang de lois sociales, sont punis. L’être humain qui vit en minorité devient, le temps aidant, une minorité prolétaire. Il est exclu de la société à laquelle il appartient, mais dans laquelle il ne peut s’intégrer désormais sans renoncer à sa condition humaine. Il en résulte pour lui un sentiment d’infériorité, le désir d’imiter la machine, et d’abandonner ses caractères spécifiquement humains, qui le tiennent éloigné des centres d’activité sociale.
Et cette lente désintégration transforme l’être humain en le faisant renoncer à ses sentiments, à ses relations sociales jusqu’à les réduite à quelque chose de catégorique, précis et automatique, les mêmes relations qui lient une pièce de la machine à une autre. Le rythme et le langage de l’esclave technique est imité dans les relations sociales, dans l’administration, dans la peinture, dans la littérature, dans la danse. Les êtres humains de viennent les perroquets des esclaves techniques. Mais ce n’est là que le début du drame. C’est le moment où commence mon roman, c’est-à-dire la vie de mon père, de ma mère, la tienne, George, la mienne et celle des autres personnages.
– Ce qui veut dire que nous nous transformons en "hommes-machines ? " demanda le procureur. Il avait le même ton railleur.
– C’est justement là qu’éclate le drame. Nous ne pouvons pas nous transformer en machines. Le choc entre les deux réalités – technique et humaine – s’est produit. Les esclaves techniques gagneront la guerre. Ils s’émanciperont et deviendront les citoyens techniques de notre société. Et nous, les êtres humains, nous deviendrons les
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