La 25ème Heure
des esclaves techniques de la société contemporaine, étaient eux aussi considérés par les Grecs et les Romains comme une force aveugle, comme des choses inanimées. Ils pouvaient être vendus, achetés, donnés en présent, tués. Ils étaient simplement évalués selon la force de leurs muscles et leur capacité de travail. Exactement le même critère que nous employons aujourd’hui pour l’esclave technique.
– Les différences sont très grandes, cependant ! répliqua George. Nous ne pouvons remplacer l’esclave humain par l’esclave technique.
– Mais si, justement, nous le pouvons ! L’esclave technique s’est révélé plus ordonné et moins cher que l’esclave humain. Partant, il a commencé à remplacer rapidement son prédécesseur. Nos navires ont pris la place des galères. Et maintenant les navires n’avancent plus poussés par les efforts des esclaves des galères mais par la force des esclaves techniques. Et lorsque le soir tombe, l’homme riche, qui peut se permettre le luxe d’avoir des esclaves, ne frappe plus dans ses mains pour les voir arriver flambeaux à la main, comme le faisait son ancêtre à Rome ou à Athènes, " il tourne un bouton et les esclaves techniques illuminent sa chambre. L’esclave technique allume le feu qui chauffe l’appartement ou l’eau du bain, ouvre les fenêtres, produit des courants d’air. Il a l’immense avantage sur son camarade humain, d’être mieux dressé, de ne rien entendre et de ne rien voir. L’esclave technique n’apparaît que lorsqu’il est appelé. Il vous apporte la lettre d’amour en un instant, et la voix même de la femme aimée, il vous la fait entendre à distance. Les esclaves techniques sont des serviteurs parfaits. Ils labourent. Ils mènent les guerres, la police, l’administration. Ils ont appris toutes les activités humaines et les exécutent à merveille. Ils font les calculs dans les bureaux, peignent, chantent, dansent, volent dans les airs, descendent sous l’eau. L’esclave technique est même devenu bourreau et exécute les condamnés à mort. Il guérit les malades dans les hôpitaux à côté des médecins, assiste le prêtre lorsqu’il célèbre la messe.
Traian Koruga s’interrompit un moment et porta le verre à ses lèvres. Dehors la pluie tombait régulièrement.
– Je finirai tout de suite cette digression, dit-il. Quant à moi je vous avoue que je me sens toujours en société, même si apparemment je suis seul. Je vois se mouvoir autour de moi ces esclaves techniques toujours prêts à me servir et à m’aider. Ils allument mes cigarettes, me disent ce qui se passe dans l’univers, éclairent ma route la nuit. Ma vie a leur cadence. Ils me tiennent compagnie plus que les autres êtres vivants. Je me sens même capable de sacrifices pour eux. C’est pour cela que je ne peux pas demeurer longtemps à Fântâna, comme vient de le faire remarquer ma mère. Mes esclaves techniques m’attendent à Bucarest. Nous sommes beaucoup plus riches que nos collègues d’il y a deux mille ans qui ne possédaient que quelques douzaines d’esclaves. Nous en avons des centaines, des milliers. Et maintenant je vais vous poser une question : à combien estimez-vous le nombre d’esclaves techniques, en pleine activité aujourd’hui, sur la surface du globe ? Il y en a au moins quelques dizaines de milliards. Et combien d’hommes ?
– Deux milliards d’hommes ! répondit le procureur.
– C’est exact. La supériorité numérique des esclaves techniques qui peuplent aujourd’hui la terre est écrasante. En tenant compte du fait que les esclaves techniques tiennent en main les points cardinaux de l’organisation sociale contemporaine, le danger est évident. En termes militaires les esclaves techniques tiennent en main les nœuds stratégiques de notre société : l’armée, les voies de communication, l’approvisionnement et l’industrie pour n’en citer que les plus importants. Les esclaves techniques forment un prolétariat, si nous entendons par ce mot un groupe dans une société à un moment historique, groupe qui n’est pas intégré à cette société. Leur destinée se trouve entre les mains des hommes. Je n’écrirai pas un roman fantastique et partant ne décrirai pas la manière dont ces esclaves techniques se révoltent un beau jour, emprisonnent l’espèce humaine dans les camps de concentration, la font disparaître sur l’échafaud ou la chaise électrique. De
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