La Bataille
qui s’y briserait les pattes. Lannes déboutonna sa
veste, la journée avançait mais il faisait encore très chaud. Il s’essuya le
front d’un revers de manche :
— Le jour va tomber dans combien de temps ?
— Deux ou trois heures, répondit Pouzet en consultant
son oignon.
— Nous ne pouvons plus retourner la situation.
— L’Archiduc non plus.
— On continue à mourir mais pourquoi ? Nous nous
battons depuis trente heures, Pouzet, et j’en ai assez ! Le bruit de la
guerre m’écœure.
— Toi ? Tu n’as pas une blessure et tu
gémis ? Presque tous tes officiers sont hors d’état, Marbot boite comme un
canard avec sa cuisse perforée, Viry a reçu une balle dans l’épaule, Labédoyère
un éclat de biscaïen dans le pied, Watteville s’est cassé le bras en tombant de
cheval…
— Nous les étourdissons pour mieux les mener à la mort.
Ce foutu bougre de Bonaparte nous y fera tous passer !
— Tu l’as déjà dit. C’était à Arcole ?
— Cette fois, je le crois…
— À la nuit nous traversons le Danube en barque, et si
nous ne chavirons pas, demain nous sommes à Vienne.
— Pouzet !
Le maréchal avait hurlé. Pouzet venait de recevoir une balle
en plein front. Il tomba raide. Des grenadiers accoururent pour constater que le
général n’avait pas eu de chance, et qu’il était mort sur le coup.
— Une balle perdue, dit l’un d’eux.
— Perdue ! cria le maréchal, et il s’éloigna du
corps de son ami.
La stupidité de cette bataille le faisait frémir de colère.
Il marcha vers la tuilerie, puis, avisant un fossé, se laissa tomber sur
l’herbe et regarda le ciel. Il resta ainsi de longues minutes. Devant lui
passèrent quatre soldats qui portaient dans un manteau un officier mort. Ces
hommes s’arrêtèrent pour souffler ; le corps était lourd et ils avaient du
chemin à faire. Ils posèrent leur fardeau. Un coup de vent fit voler le manteau
et Lannes reconnut Pouzet. Il se leva d’un bond :
— Ce spectacle va me poursuivre partout ?
L’un des soldats rajusta le manteau sur le visage du
général. Lannes dégrafa son épée qu’il jeta par terre :
— Aaaaaah !
Quand il eut crié à s’en fêler la voix, il haleta, avança
encore de quelques pas et s’assit sur le revers d’un talus, jambes croisées, la
tête dans les mains pour ne plus rien voir. Les soldats emmenèrent Pouzet vers
les ambulances et le maréchal demeura seul. On entendait encore les canons.
Un petit boulet de trois ricocha pour frapper Lannes au
genou. Il tressaillit sous la douleur, essaya de se redresser mais perdit
l’équilibre et s’affala dans l’herbe en jurant : « Saleté de
saleté ! » Marbot n’était pas loin, il avait assisté à l’accident et
arriva aussi vite qu’il put, en claudiquant à cause de sa cuisse blessée.
— Marbot ! Aidez-moi à tenir debout sur mes
jambes !
L’aide de camp souleva le maréchal mais celui-ci
retomba ; son genou brisé ne pouvait plus le porter. Marbot appela, des
grenadiers et des cuirassiers coururent, et à plusieurs ils réussirent à
emporter le maréchal, les uns le tenant sous les bras, les autres à la taille,
et ses jambes pendaient, désarticulées. Le blessé ne se plaignait pas mais son
visage se décolorait. Le boulet égaré avait cogné la rotule gauche et endommagé
la jambe droite croisée derrière. Au bout de quelques mètres, parce que le
moindre mouvement devenait très douloureux, les porteurs durent ménager une
halte. Marbot partit devant pour ramener une charrette, un brancard, ce qu’il
trouverait. Il rejoignit les grenadiers qui transportaient le corps du général
Pouzet :
— Donnez-moi son manteau, vite ! Il n’en a plus
besoin !
Mais quand il retourna vers le maréchal avec ce manteau
couvert de sang, Lannes le reconnut et refusa d’une voix encore ferme :
— C’est le manteau de mon ami ! Rendez-lui son
manteau ! Qu’on me traîne comme on pourra !
— Allez casser des branches, des feuillages, commanda
Marbot, fabriquez une civière !
Les hommes partirent couper des branches au sabre dans un
bosquet, et ils confectionnèrent un brancard sommaire. Le maréchal Lannes fut
porté avec davantage de confort jusqu’à l’ambulance de la Garde, après la
tuilerie, où le docteur Larrey officiait avec deux de ses collègues éminents,
Yvan et Berthet. Ils pansèrent d’abord la cuisse droite du maréchal, tandis que
ce dernier
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