La bonne guerre
si
vous regardiez la télévision, vous êtes en dehors de tout ça, vous n’éprouvez
plus rien.
Kito : Quand
je transportais tous ces corps pour aller les incinérer, je n’avais pas
conscience de porter des cadavres. Ce n’étaient plus que des objets. Bon, alors
voilà, aujourd’hui j’ai porté x cadavres, voilà ce que j’ai fait aujourd’hui. C’était
une manière de se détacher des choses. Toute compassion et toute forme d’émotion
à l’égard de ces pauvres gens étaient enfouies quelque part au fond de moi. Je
faisais le boulot qu’il y avait à faire, et il m’a fallu très longtemps avant
de retrouver une vie normale.
Est-ce que les survivants, peut-être vous-même d’ailleurs,
éprouvaient un sentiment de culpabilité à l’idée d’avoir survécu ?
Friedman :
Oh, ça oui. Je me sentais terriblement coupable, j’ai très longtemps été
déprimée à cause de cette journée. J’ai réussi à m’en défaire par des séances d’hypnose.
Je revivais en état d’hypnose toute cette expérience d’Hiroshima. Et au lieu de
la revoir comme sur une scène, et de n’entendre que des bruits violents d’explosion,
j’ai commencé à entendre des voix beaucoup plus faibles, des voix très faibles
dans le lointain, qui appelaient à l’aide, des voix que je n’avais jamais
entendues auparavant. Des foules de choses me sont revenues beaucoup plus
précisément que dans ma mémoire. C’est alors que j’ai pu comprendre pourquoi je
me sentais coupable : je n’avais pas pu leur venir en aide.
Kito : J’en
suis arrivé à croire que toutes ces victimes font appel à nous, les survivants,
pour que leur mort n’ait pas été complètement inutile. C’est ce qui m’a permis
de passer du stade de la culpabilité au stade de la lutte active [24] .
Post-scriptum : Au Japon les hibakusha subissent une très grande discrimination, tant
sur le plan social que sur le plan économique, qui se répercute même fréquemment
sur leurs enfants. « Non seulement les hibakusha se voient refuser
des emplois, mais leurs enfants également », dit M. Kito. « Ils
sont d’ailleurs très nombreux à cacher qu’ils sont des hibakusha. »
John Smitherman
Au cours des premières années
d’expériences atomiques, surtout dans le Pacifique nord, dans la région des
îles Marshall, on demandait aux militaires qui assistaient aux essais de signer
un contrat dans lequel ils s’engageaient à ne pas discuter du bien-fondé de
leur mission. Quiconque ne respecterait pas cet accord risquait une amende de 10 000
dollars, et/ou une peine de prison pouvant aller jusqu’à dix ans. Il n’était
pas rare que des hommes en armes soient présents lors de la signature du
document. Un des participants se souvient d’avoir été prévenu que s’il ne
respectait pas les termes de ce contrat, la vie s’arrêterait à Laevenworth. Par
peur des représailles certains ont même emporté leur secret dans la tombe, n’ayant
jamais révélé à leurs familles qu’ils avaient participé des expériences d’armes
nucléaires
Thomas H. SAFFER et Orville E.
KELLY, Compte à rebours
Nous sommes à Mulberry dans le Tennessee, à cent quarante
kilomètres de Nashville, dans une vieille maison de deux étages. Le chien aboie
quand j’entre, et j’entends à l’intérieur la voix de mon hôte. Immédiatement
après je vois son beau visage imposant, et je m’aperçois en même temps qu’il n’a
pas de jambes. Mon attention se porte malgré moi sur sa main gauche, posée sur
le bras de son fauteuil roulant motorisé. Elle est à peu près cinq fois plus
grande qu’une main normale, toute plissée, sillonnée de profondes rides, et grisâtre,
on dirait une trompe d’éléphant.
Il est président de l’Association nationale des vétérans
de l’arme atomique. « Nous avons environ quinze mille adhérents, qui
étaient présents à divers essais. Sur les quarante-deux mille personnes qui ont
participé à l’opération Crossroads, vingt-sept mille sont mortes. »
Dans un coin il y a une vieille horloge qui sonne la
demie. Sur une table on voit la photo d’un jeune homme fort et musclé, un
athlète peut-être ? Il tient à la fois de Jack Dempsey et de Robert Mitchum.
C’est mon hôte, il y a un certain nombre d’années.
Sa voix est extrêmement douce. « Nous sommes ici
dans le pays de Jack Daniel. Vous avez un peu visité la région ?
« J’étais fermier. Je suis né et j’ai
Weitere Kostenlose Bücher