La bonne guerre
ça, et qu’une fois chez elles, elles pleuraient.
Tous les jours dès que j’étais levé, je me mettais à boire. Je
n’aurais pas pu faire la guerre autrement. Des fois on se fabriquait notre
whisky, et parfois on l’achetait à des marins qui le piquaient à leurs
supérieurs. (Il rit.) Quelquefois, il fallait payer soixante-quinze
dollars pour une bouteille et d’autres fois on l’échangeait contre un drapeau
japonais. Il suffisait de découper un morceau de parachute, de mettre un rond
rouge au milieu et de tirer quelques balles dedans, et il n’y avait plus qu’à
le donner aux marins contre une bouteille de whisky.
C’est dans la nuit du 14 août 1945 que j’ai bu de l’alcool
pour la dernière fois. Oui, je crois que c’est ça. Quand on a entendu à la
radio suédoise que les Japonais avaient décidé d’entamer des négociations avec
les Américains en vue d’un arrêt des hostilités, on ne pouvait plus se tenir. Tout
le monde a commencé à tirer en l’air. Il y avait des coups de feu qui partaient
dans tous les sens, alors moi, je me suis aplati dans ma tranchée et je n’ai
pas bougé. Cette nuit-là, trente-deux types de notre unité ont été tués par des
balles perdues.
Depuis, je n’ai pas touché une goutte d’alcool. Déjà avant
je ne buvais pas. C’est aux Philippines que j’ai commencé quand j’ai vu les
corps des hommes, des femmes, des enfants et surtout des bébés tués par les
bombes. Ils étaient là sur le bord des routes, et on roulait dessus avec les
tanks. Et puis je passe encore des nuits blanches à penser à cette femme que j’ai
tuée. J’ai encore pas mal d’insomnies. J’en rêve aussi. J’en ai rêvé il y a à
peu près deux semaines… (Il laisse échapper quelque chose de plus profond et
de plus tourmenté qu’un simple soupir.)
Je me dis vraiment que s’il y a des pays qui veulent encore
faire la guerre, ils n’ont qu’à se trouver une île déserte, y mettre tous leurs
hommes et les laisser s’entre-tuer. Tiens, encore mieux, qu’ils y envoient
leurs politiciens, et qu’ils les laissent la faire, leur guerre. C’est comme
cette stupide course aux armements nucléaires. Et tout l’argent qu’on dépense
pour tuer les gens, alors qu’il n’y en a pas pour les sauver. On vit dans un
monde de fous.
J’ai appartenu à la police de Washington pendant quinze ans.
Je me souviens d’une affaire d’otage où je n’ai rien fait d’autre que d’attendre,
et le type s’est rendu. En fait, ça ne sert à rien de jouer au plus malin, et
de tirer dans le tas. J’ai toujours travaillé dans des quartiers noirs, et je
ne me suis jamais servi de mes armes. Je discutais énormément avec les gars. Une
fois, il y avait trois types qui s’étaient retranchés dans une maison. Moi, j’ai
laissé mon revolver aux autres, et je suis entré. Je leur ai dit : « Les
gars, c’est sûr que vous pouvez me faire la peau, mais j’aime autant vous
prévenir que vous ne vous en sortirez pas comme ça, parce qu’il y a du monde
qui vous attend dehors. Si vous me donnez vos armes et que vous sortez, vous
allez passer un petit moment au trou, mais vous ne finirez pas dans le trou. »
Ils ont dit : « Il est fou, celui-là. » Moi, je leur ai répondu :
« Peut-être bien, mais vous, soyez raisonnables. » Ils m’ont tous les
trois donné leur revolver et on est sortis. Vous comprenez, je ne suis pas un
meurtrier, moi.
Peter Ota
Quelquefois je repense à ce qui s’est passé et je me pose
des questions sur mes origines.
Peter Ota est comptable, il a cinquante-sept ans et c’est
un Nisei [1] . Sa mère était japonaise
et son père venu d’Okinawa en 1904 a d’abord travaillé dans des fermes, puis
dans des mines mexicaines. Ensuite il s’est lancé dans le commerce des fruits
et des légumes et au bout de trente-sept ans, il était devenu un des plus
importants négociants de la communauté nippone ; il a même été président
de la chambre de commerce japonaise de Los Angeles.
Le soir du 7 décembre 1941, mon père était invité à un
mariage. Il était en smoking. À la fin de la réception, les agents du FBI
attendaient à la sortie. Ils ont arrêté une bonne douzaine d’invités et les ont
conduits à la prison du comté.
Pendant plusieurs jours, nous n’avons pas su ce qui s’était
passé. Pas de nouvelles, rien. Quand nous avons découvert ce qui était arrivé, avec
ma sœur et ma mère, nous sommes allés à la
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