La canne aux rubans
couleurs rouge, noire,
blanche, verte et jaune éclatent à chaque coin de rue comme les notes d’une
musique endiablée. Le lundi, Julie ne repart que dans l’après-midi, le cœur
gros et comptant les jours qui nous séparent encore.
Corneliu vient me voir et me fait des compliments.
— Ton roi pourra passer, Yvan, en toute sécurité.
— Bravo Adolphe. J’ai bien fait de m’engager vis-à-vis
du patron. Tu étais, à ma connaissance, le seul à pouvoir réaliser les travaux
en ce temps record. Comment va Julie ?
— À merveille. Nous allons prendre quelques jours de
vacances à Brasov que je ne connais pas.
— Bonne idée pour des amoureux. À ton retour, je te
verrai.
Enfin nous nous reposons et nous retrouvons. Ce chef-lieu,
d’après Julie, est chargé d’histoire. Nous nous baladons dans le vieux quartier
du Schei, puis montons sur les remparts d’où on aperçoit une église noire
casquée d’un haut toit qui semble surveiller les tuiles brunes du bourg
médiéval. Cette ville travaille à plein bras le fer, l’argent, les métaux
précieux et des imprimeries « roulent » journaux et livres. Julie me
raconte que la Gaze ta Transilvanieci, le plus ancien journal en langue
roumaine est né ici en 1841. Nous avons élu domicile à l’ancienne maison des
marchands de « Cerbul Carpatin » qui est nantie d’un restaurant et de
chambres confortables. Cette ville a été le cadre d’un grand nombre de combats
en 1916 lorsque les Allemands s’en emparèrent, puis deux ans plus tard lors de
sa libération.
— Plus je découvre la Roumanie, plus je l’apprécie.
— Tu n’as pas tout vu, mon Adolphe, et moi-même je ne
connais pas toutes ses richesses ni ses oppositions.
— Nous le découvrirons ensemble, après notre mariage. À
ce propos, tout est prêt : les papiers, la réunion amicale ?
— J’ai eu tout mon temps. La mairie de Saint-Aignan
vient d’envoyer ta fiche d’état civil à monsieur Varras de l’ambassade. Je t’ai
apporté une lettre de ta sœur Marie.
Je déchiffre les mots de Marie comme on lit un grimoire du
passé. Son écriture s’en va en biais. Sont-ce ses yeux ou son cœur ? Toute
la famille m’embrasse et me souhaite tout le bonheur possible, mais personne ne
se hasardera à venir à l’autre bout de l’Europe. Le Cher et le Danube leur
semblent aux antipodes. Elle me dit aussi qu’ils aimeraient bien connaître ma
femme. Nous sommes donc tendrement attendus. Un garçon de mon frère Henri ne
cesse de parler de trimarder à son tour. La lignée ne s’éteindra donc pas. Je
montre la lettre à Julie qui la relit plusieurs fois, puis vient m’embrasser.
— Nous ferons comme tu voudras.
— Nous ferons comme nous voudrons, mais dans l’immédiat
je désirerais que tu te choisisses un collier. J’en ai aperçu deux ou trois,
dans une bijouterie, que je verrais bien à ton cou. C’est mon cadeau de
fiançailles.
— Tu es fou mon Adolphe.
— Oui fou de toi… et puis je suis content d’avoir
réussi mon travail. Viens.
— Moi je suis fière d’épouser un constructeur ou un
reconstructeur.
Quelques jours après, nous regagnons l’appartement dans la
Victoriei. Ionna, la petite vendeuse, a bien travaillé et, toute fière, annonce
son chiffre d’affaires. Je passe le lendemain à l’ambassade de France afin de
rencontrer Varras et Boisguerin qui me confirment le jour et l’heure de la
cérémonie, puis, je file chez Corneliu. Il tient à ce que je fasse la
connaissance du ministre qui me reçoit fort aimablement et me remercie pour la
qualité de mon travail.
— Je ferai appel à vous, monsieur Bernardeau, en ce qui
concerne d’autres projets. À bientôt.
Yvan me remet un avis de paiement. Je l’invite à mon
mariage.
— Je viendrai, Adolphe, c’est promis. Pardonne-moi.
« Este ora patru si jumàtate » (il est quatre heures et demie).
— « Nu vorlesc romineste » (je ne parle pas
le roumain).
— Menteur ! rigole Corneliu.
— Je te laisse, moi aussi. « Sint grabit »
(je suis pressé).
Julie me rejoint chez Tripco où je retrouve aussi Blanchon
et Marinescu. Nous les invitons à la cérémonie d’après-demain, puis nous passons
chez Mircea, où nous rencontrons Da Costa et Brunesco, ravis de l’invitation.
Tout le monde est au courant, mais chacun joue le jeu de la surprise par
gentillesse.
Ce mariage me trouble beaucoup, je ne le crains pas mais
j’ai peur de paraître emprunté,
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