La chambre ardente
nouveau-né, payé un sol à sa mère, et on se servait de son sang pour des rituels démoniaques.
Les yeux encore remplis de stupeur et même d'effroi, La Reynie m'avait confié que chez la Voisin, la plus connue, la plus monstrueuse de ces sorcières, qui habitait dans le quartier de Bonne-Nouvelle, non loin de la porte Saint-Denis, on avait retrouvé un four dans lequel elle brûlait les corps des foetus et des nouveau-nés.
Elle avait avoué – mais sans doute l'ivresse ce jour-là l'avait-elle poussée à exagérer – qu'elle avait ainsi jeté aux flammes ou enterré dans son jardin plus de deux mille cinq cents foetus. Car elle était maîtresse en avortement, comme toutes ces sorcières « faiseuses d'anges ».
Averti des pratiques auxquelles se livraient certaines de ses proches et peut-être à ses dépens, le Roi avait décidé dès le mois de mars 1679 de créer une Chambre ardente. Elle prononça trente-six condamnations à mort, dont celle de la Voisin.
Nicolas Gabriel de La Reynie, que je rencontrais régulièrement, me confiait que, malgré ces exécutions et les ordonnances qu'il avait prises afin de contrôler l'élaboration, la vente et l'usage des drogues, il craignait qu'on ne continuât d'user, dans l'entourage même du Roi, de ces « poudres de succession » qui hâtaient la mort des pères, des maris ou des épouses afin d'hériter plus vite de leurs biens et de leurs rentes, parfois aussi de leurs maîtresses ou amants.
Le temps a passé depuis la création de cette Chambre ardente.
Et Vos Illustrissimes Seigneuries savent que j'ai tenu le Doge et les membres du Conseil de la Sérénissime République informés du déroulement des enquêtes, de la nature des rumeurs qui, durant plusieurs années, ont répandu leurs mortelles effluves sur toute la Cour et, j'ose le dire, jusque dans la chambre même du Roi.
Mais le témoin principal de ces faits, Nicolas Gabriel de La Reynie, est mort le 14 juin 1709 il y a un mois jour pour jour.
Et le décès de cet homme probe est venu confirmer que cette année 1709 est, jusqu'à aujourd'hui, pour le royaume de France, le temps du malheur.
L'hiver a été terrible. La disette, la famine, les épidémies se sont ajoutées à un froid glacial qui a par endroits fait geler la Seine.
Des émeutes ont secoué les villes et les campagnes. Sur les frontières, les armées royales, vous l'avez su, ont été défaites par les troupes anglaises et impériales.
« Le ciel est d'airain pour le Royaume affligé ; la misère, la pauvreté, la désolation, la mort marchent partout devant nous », a déclaré le prédicateur Massillon dans l'un de ses sermons. Deux jours avant la mort de La Reynie, le Roi avait adressé aux gouverneurs et aux évêques une lettre qui devait être lue dans toutes les paroisses. Que l'orgueilleux monarque veuille expliquer ses choix, les justifier, donne la mesure de la gravité de la situation !
J'ai appris aujourd'hui qu'en présence de Mme de Maintenon – cette dévote qu'il a épousée – et du chancelier de France, le comte de Pontchartrain, le vieux Roi (il vient de franchir sa soixante et dixième année) a, de sa propre main, jeté hier au feu toutes les pièces des enquêtes en empoisonnement conduites par Nicolas Gabriel de La Reynie et que, sur son ordre, la Chambre ardente n'avait pas eu à connaître, tant elles étaient compromettantes pour des proches de Sa Majesté.
En détruisant ces pièces, Louis XIV a voulu effacer toutes traces de ces affaires de poisons qui ont terni et corrodé plusieurs années de son règne.
Celui-ci n'est pas achevé. On dit le corps du Roi rongé par la maladie. Mais son énergie et sa volonté de survivre sont grandes et ceux qui, comme moi, l'ont vu recevoir à la Cour, dans la galerie des glaces de Versailles, les ambassadeurs savent que son esprit gouverne à sa chair et qu'il régnera en souverain absolu autant que Dieu le lui permettra.
Voilà pourquoi, Illustrissimes Seigneuries, je crois utile de vous envoyer cette Relation particulière écrite à partir des copies des pièces que Nicolas Gabriel de La Reynie avait fait établir à l'insu du Roi.
Je suis en possession de ces copies, et je le dois à l'amitié que me portait le lieutenant général de police, lequel me savait capable de n'en user qu'après sa mort, et avec discrétion.
Le courrier qui vous remettra ma Relation particulière empruntera pour se rendre à Venise des chemins détournés.
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