La colère du lac
perdaient. Et, comme le disait monsieur Tremblay,
c’était la justice qu’ils voulaient ! L’injustice, c’était ce qui faisait le
plus mal aux habitants de la Pointe. Que des voleurs restent impunis… C’étaient
leurs terres, des terres payées en bonne et due forme aux gouvernements. De quel
droit avaient-ils pu vendre quelque chose qui ne leur appartenait plus ! Si ce
n’était pas du vol, c’était quoi ? Si un simple citoyen vendait en cachette la
ferme de son voisin, il se retrouvait en prison dans le temps de le dire, mais
que les dirigeants du pays mentent, trichent, fraudent, cela était acceptable,
cela était pardonnable ! Parce qu’un gouvernement voulait faire encore plus
d’argent, il avait tous les droits ? Les gens criaient à l’injustice, on leur
parlait de sacrifice. Les gens vivaient unetragédie, on leur
disait que c’était de la comédie, on haussait un sourcil, on souriait en biais,
on les faisait sentir petits. Si quelqu’un traitait une autre personne à coups
de pieds et lui donnait du bâton sans raison, celle-ci fuirait comme un lâche ou
elle ferait face et dirait non, ça suffit ! Mais si un gouvernement traitait
cette personne de la même façon, elle devrait plier l’échine, se dire que c’est
bon et en redemander ?
François-Xavier et Ti-Georges étaient enragés et décidés à se battre pour que
tout rentre dans l’ordre et qu’ils retrouvent leurs champs. S’il le fallait, ils
prendraient un avocat, ils s’endetteraient jusqu’au cou, mais ils ne
laisseraient personne leur voler leur héritage, personne, tout puissant qu’il
soit ! Le comité se rassemblait sans arrêt, réunion après réunion. Quelques
cultivateurs se découragèrent et acceptèrent le dédommagement de la compagnie et
partirent, mais le comité de défense s’acharna.
François-Xavier dut se résoudre à l’évidence. Il devenait invivable de rester
sur la Pointe. Il embarqua avec Julianna et le petit Pierre âgé maintenant de
six mois pour Roberval et s’installèrent dans la petite maison que Léonie
n’avait pas vendue en fin de compte et dont elle leur avait fait cadeau avant de
partir vivre son veuvage à Montréal. Ti-Georges, lui, embarqua sa famille en
direction de Péribonka, où ils se feraient héberger par la parenté de
Marguerite. Celle-ci étant de nouveau enceinte, il fallait trouver une solution.
Mais les deux hommes étaient convaincus que cela ne serait que provisoire… qu’en
attendant que le gros bon sens revienne et que le gouvernement force la
compagnie à ramener le lac à un niveau normal, qu’en attendant… qu’en attendant…
un an… qu’en attendant… deux ans… Deux ans, il y aurait bientôt deux ans qu’ils
l’attendaient ce règlement et il n’y avait toujours rien.
Debout devant la fenêtre de la cuisine de la maison de Roberval,
François-Xavier n’avait pas dormi de la nuit. C’était le printemps 1928, et la
fonte des neiges associée à l’abondante pluie des derniersjours
avaient provoqué une terrible inondation. Rien d’étonnant avec le niveau d’eau
beaucoup trop élevé du lac ! C’était la faute de la compagnie, se disait
François-Xavier. Les dirigeants avaient chambardé la nature. Les mains dans les
poches de son pantalon à bretelles, il regardait le lac déverser son
trop-plein.
— François-Xavier, pourquoi tu restes comme ça dans le noir, monte donc te
coucher !
Surpris, François-Xavier tourna le dos à la tourmente et contempla sa jeune
femme. Protégée du froid matinal par un grand châle de laine crocheté, elle se
tenait au pied de l’étroit escalier qu’elle venait de descendre,
silencieusement. Il la trouva belle, avec ses longs cheveux emmêlés par la nuit,
ses joues encore rebondies de sa toute dernière grossesse et de la naissance de
leur fille Yvette et son fameux petit nez en l’air qu’il adorait. Il la
trouverait toujours belle… sa princesse… Même si son corps s’alourdissait, même
lorsque ses 23 ans seraient loin derrière elle, il la trouverait belle. Sa belle
Julianna…
— François-Xavier, reviens te coucher… supplia-t-elle.
Elle ne reconnaissait plus son mari. Il était devenu taciturne, ne riait plus
avec le petit Pierre, ne dormait presque plus.
— Il pleut encore ? s’informa-t-elle.
— C’est à se demander si ça va s’arrêter un jour…
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