La colère du lac
François-Xavier. Tu vas-tu être correct ?
— T’es fine sans bon sens, Marguerite ! Julianna te fait dire un gros merci pis
moé aussi.
— C’était naturel, sourit la jeune femme. J’t’attends dehors, Ti-Georges.
Marguerite, lasse, sortit nonchalamment de la maison retrouver ses deux garçons
à elle qui attendaient sagement sur le perron.
— Comment allez-vous l’appeler ? demanda Ti-Georges, tardant à suivre son
épouse.
— Pierre, répondit François-Xavier, avant de demander abruptement : Que c’est
qui te tracasse, Ti-Georges ?
— Rien, pourquoi ? se défendit celui-ci.
François-Xavier répliqua :
— J’te connais assez pour savoir quand y a quelque chose de sérieux qui te
chicotte. Y a-tu un problème à la fromagerie ?
— Ben non, pis c’est pas le moment de parler de ça de toute façon.
— Envoye Ti-Georges, crache le morceau, s’impatienta François-Xavier.
— Ben… les turbines de la centrale sont prêtes à tourner, dit son ami.
— Y ont fini la construction du barrage !
« Y sont allés vite » songea François-Xavier.
— Bateau, c’est la plus grande usine d’électricité en Amérique du Nord, tu te
rends compte ! s’énerva Ti-Georges.
— De toute façon, on y a vu… Y ont pas le droit de monter leseaux avant deux ans pis pendant ce temps, on va continuer à se battre, pis à
envoyer des requêtes au gouvernement. Y sont pas des idiots à Québec ! Chus sûr
que tu t’en fais pour rien, Ti-Georges !
Devant la moue de son beau-frère, François-Xavier renchérit :
— Y ont promis de respecter nos terres. C’est supposé être du monde intelligent
pis plus instruits que nous autres, les Anglais ? Bon, ben, y doivent savoir ce
qu’y font, c’est comme rien ! le rassura François-Xavier.
— C’est ben ce qui m’inquiète. On est pas grand-chose pour les Anglais…
marmonna Ti-Georges.
— L’industrie c’est important, mais l’agriculture aussi. Y ont besoin de nous
autres, voyons, pour nourrir leurs familles. Les Anglais aussi, ça mange ! Pis
moé qu’y avais peur que quelque chose aille mal à la fromagerie ! Viens, viens
voir comment est beau ton neveu et futur filleul, mononcle Ti-Georges.
— Filleul ?
— Ben oui, tu pensais pas te sauver des honneurs ?
— Bateau, moé parrain, ah ben, chus ben content… ben content.
Ti-Georges fit taire ses appréhensions, mais elles lui revinrent à la mémoire,
quand, presque deux mois plus tard, le 24 juin 1926 exactement, il s’aperçut que
l’eau montait sur ses terres, noyant sa future récolte. Sans avertissement, la
compagnie de la centrale hydroélectrique avait fermé les vannes de ses barrages,
élevant ainsi le niveau du lac Saint-Jean au maximum. Sans rien dire. Tout
autour du lac, les basses terres furent inondées. Le coin le plus durement
touché fut la Pointe-Taillon. Sur la Pointe, l’eau pourrissait les pieds des
arbres, créant de véritables ruisseaux entre les cultivateurs et leurs vaches.
Les chemins furentemportés, les puits devinrent inutilisables.
La maison de François-Xavier, qu’il avait construite sur une hauteur, se
retrouva complètement entourée d’eau. La situation était cauchemardesque.
François-Xavier devait prendre le canot pour se rendre à sa fromagerie, qui
elle, était construite plus bas et avait beaucoup souffert du baignage des
terres. De fait, il était devenu impossible de continuer la production. Celle
qu’il avait commencée risquait d’être gâtée par l’eau qui était devenue non
potable. François-Xavier ne pouvait croire que la compagnie avait fait exprès.
Il devait y avoir une erreur. Ils allaient s’en rendre compte et tout
redeviendrait normal. Il n’était pas possible qu’ils noient dans la misère des
familles entières, sans sourciller, telle une portée de chatons indésirables !
Mais il dut donner raison à Ti-Georges qui ne cessait de lui dire d’arrêter de
se leurrer, que la compagnie et le gouvernement étaient de connivence et qu’ils
avaient sciemment inondé leurs terres sans se soucier le moindrement de ce que
pensaient de pauvres petits colons comme eux autres ! On forma d’urgence un
comité de défense avec pour chef le fameux Onésime Tremblay. La compagnie promit
d’indemniser tout le monde, mais ce qu’elle offrit fut dérisoire en comparaison
de ce que les habitants
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