La colère du lac
menton et, les yeux lançant des éclairs, elle grimpa
rageusement à l’étage. Elle n’avait pas dit son dernier mot. Depuis des semaines
qu’elle mijotait des solutions, elle avait décidé que leur départ pour Montréal
était la meilleure. Elle ne se laisserait pas abattre ! Elle allait l’emmener de
force s’il le fallait, mais ses enfants ne connaîtraient pas une vie de misère,
jamais ! Si son mari croyait qu’elle avait une tête de mule, il n’avait encore
rien vu, rien !
Resté seul, François-Xavier s’adressa de nouveau au lac… son lac.
« T’as raison d’être en colère. Si ça pouvait faire entendre le gros bon sens à
la compagnie ! Mais, j’y crois pas… J’y crois pus. C’est une race de gens qui a
juste l’argent pour les faire changer d’idée. Oui, t’as mauditement raison
d’être en colère, comme moé… Mais que c’est que t’aurais voulu qu’on fasse
pendant ces deux dernières années ? Qu’on prenne des fusils pis qu’on se batte ?
On nous aurait traités de sauvages. Les pauvres Indiens… eux autres aussi, y se
sont fait voler leurs terres. T’en as-tu vu, toé, des Indiens glisser sur ton
dos, moé, j’en ai pas aperçu depuis ben longtemps… À croire qu’ils existent pus.
Après, c’est des billots que t’as charroyés, en te salissant dans ce dur ouvrage
pis astheure, tu sers de réservoir pour faire de l’électricité pis c’est à notre
tour, les fermiers, les colons de la Pointe-Taillon, de disparaître. J’me
demande ben ce qui va rester après… Oh, on avait rien contre le progrès ! On
était ben d’accord, c’est juste qu’y me semble que ç’aurait pu se passer
autrement ! Que le gouvernement fasse un barrage su’a décharge, y avait pas de
problèmes, mais pourquoi y a falluqu’y sacrifient la Pointe pis
qu’y montent ton niveau d’eau si haut ! Y avaient pas besoin ! Pis en plus
c’était sûr qu’au premier printemps pluvieux, tu tiendrais pas le coup. Je
l’sais ben que c’est pas de ta faute… Mon pauvre vieux lac… Les riches de la
compagnie veulent pas admettre leur erreur, écoute-les pas quand y disent que
c’est juste à cause de toé qu’on est inondés, que c’est la nature… Non, j’ai
rien contre le progrès pis les usines pis les barrages, mais y me semble qu’on
aurait pu trouver le moyen de vivre tout le monde à sa façon, côte à côte, sans
que personne soit chassé. Oui, t’as ben raison d’être en colère. J’te demande
juste d’épargner ma belle grande maison su’a Pointe, a l’est le dernier bastion.
Tu sais comment les gens du boutte l’appellent ma maison, astheure ? Le château
à Noé. À cause de sa tour pis qu’elle est rendue entourée d’eau… Oui… on a ben
raison d’être en colère… Mais y faut pas se laisser emporter… »
François-Xavier redressa les épaules, secoua la tête et se détourna de la
fenêtre. Non, il ne devait pas se laisser emporter. Il devait reprendre sur
lui…
La colère est la plus traître des vagues… Elle est de celles qui vous roulent,
vous broient, vous épuisent… vous noient…
François-Xavier porta son regard vers le haut des escaliers. Les termes de la
lettre de Joséphine lui revinrent à la mémoire.
« Oui, maman, dans la vie, vaut toujours mieux se tourner vers l’amour… »
Et François-Xavier alla rejoindre Julianna.
Épilogue
Non, on ne m’a pas laissé le choix… Je ne peux faire autrement que de déborder.
On ne peut changer ainsi ma nature profonde sans conséquence.
La bêtise humaine aura fait sombrer le dernier navire d’indulgence qui aura
flotté sur moi. Englouties la sagesse et l’endurance ! Engloutie la tolérance !
Maintenant c’est l’heure de ma vengeance. Essayez de me comprendre ! Je… je
regrette, mais je ne peux plus faire autrement, impossible de m’arrêter. J’ai si
mal au cœur, j’ai l’impression que je ne pourrai jamais cesser de rejeter votre
injuste gavage. Qui aurait cru qu’un jour je me retournerais ainsi contre vous ?
Pour le moment, je suis trop malade de ressentiment mais, quand mes eaux ne
verront plus trouble, quand les battements de mon cœur seront redevenus
clapotis, peut-être alors retrouverons-nous une certaine entente, une certaine
harmonie, un certain équilibre. Peut-être… Même si je sais que rien, non rien,
moi le premier, ne sera jamais
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