La colère du lac
Prologue
De toute sa vie, jamais, non jamais, Dieu en est témoin, il n’avait ressenti
une si grande colère… Et cela l’effrayait au plus haut point. Mais trop, c’était
trop ! Depuis deux ans qu’il se contenait, se disant, se répétant que tout
redeviendrait certainement normal. Les hommes ne pouvaient pas tous être aussi
stupides, ils se rendraient compte de leurs erreurs et tout rentrerait dans
l’ordre. Mais non, ils s’étaient joués de lui… jusqu’à ce qu’il n’en puisse
plus. Pourtant, personne ne pouvait l’accuser de ne pas avoir été patient, oh
non ! Au contraire ! Il en avait enduré de toutes les couleurs et, la plupart du
temps, il avait réussi à garder son calme. Bon, bon, il est vrai qu’il se devait
d’avouer quelques sautes d’humeur passagères, voilà qui est fait. Il est vrai
également qu’il était d’un caractère un peu changeant, cela aussi il pouvait
l’admettre. Mais enfin, il avait toujours été sensible aux variations du temps.
Alors, par jour d’orage, il lui était peut-être arrivé d’être un peu plus
maussade que d’habitude, mais la perfection n’est pas de ce monde, n’est-ce
pas ? Et puis d’abord, il n’était responsable de rien de ce qui arrivait !
RIEN ! Tout était de leur faute, de leur faute à EUX ! Il n’avait pas à se
justifier, encore moins à se sentir coupable de quoi que ce soit.
Franchement ! Mais on le prenait pour qui à la fin ? Un trou béant pouvant
engloutir n’importe quoi, n’importe comment ? Ils s’attendaient à quoi ? À ce
qu’il ravale toujours, sans jamais réagir ? Il l’avait déjà trop fait. Mais il y
a une limite à tout ! Le lac en a ras, le lac en a plein le bol. Le trop bon,
trop doux, trop malléable lac Saint-Jean déborde et va tout inonder autour de
lui ! Et tant pis pour les innocents ! La coupe est pleine ! De toutes ses
forces, il va cracher à la facedu monde son mécontentement.
L’écume à la bouche, il vomira son fiel sur le bord des champs blancs de peur.
Le flot de sa rage bouillonnante sévira partout aux alentours. Hargneusement,
sans relâche, il grondera et éclaboussera d’injures tout ce qui osera le
narguer. Fini le bon vieux temps où l’on pouvait faire ce qu’on voulait de ce
pauvre vieux lac Saint-Jean. Qu’il se réveille ! Qu’il sorte de son lit et qu’il
se tienne debout enfin ! Qu’il déploie ses armes et qu’il riposte ! Jamais vous
n’aurez vu plus grande armée. Son intarissable infanterie de vagues n’aura
aucune crainte de mourir sur la grève du débarquement et foncera, crête baissée,
rugissant son cri de guerre, glaçant de terreur tout ce qui s’aventurera à
entraver sa progression. Son escadrille de vent mènera l’attaque de tous côtés.
Il bombardera d’une pluie assourdissante tout sur son passage. Sans
discernement, il cassera des branches d’arbres, renversera des murs de granges,
pulvérisera des parties de toits, fragiles remparts pour tous ces gens qui se
retrouveront devant l’ampleur et la détermination de leur ennemi : Moi.
C’est mon mille neuf cent vingt-huitième printemps, depuis la naissance de
Celui qui a marché sur mon semblable, le lac de Tibériade, mais ce printemps-ci
ne passe vraiment pas. Les morceaux de glace me restent pris en travers de la
gorge. Je ne peux plus rien avaler de leurs mensonges, de leurs promesses. C’est
la débâcle, une gigantesque débandade. Mon seul regret sera pour ceux qui m’ont
témoigné du respect, de l’amitié. Je pense surtout à ceux de la presqu’île, la
Pointe-Taillon comme ils l’appellent, que je portais dans le creux de mon bras.
Et aussi, à quelques gens de Roberval où j’adorais m’étirer au coucher du
soleil… Je pense surtout à cet homme, mon ami… À toi, je dis que… je n’aurais
jamais voulu en arriver là, mais on ne m’a pas laissé le choix, non pas le
choix…
P REMIÈRE PARTIE
C
ampé devant la fenêtre
de la cuisine d’une petite maison de Roberval, un homme épiait une aube à moitié
noyée. Une pluie diluvienne ne cessait de tomber depuis l’avant-veille au soir.
L’inquiétude se lisait sur son visage. Pour une fois, on aurait pu croire aux
vingt-huit ans de l’homme. D’ordinaire, on aurait juré, avec son long corps
mince et ses joues à la peau de bébé, qu’il avait à peine vingt, vingt et un ans
au
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