La confession impériale
barbe que sur mes vieux jours,
afin de me donner la majesté que requiert mon titre d’empereur d’Occident.
Jusque-là, j’avais le menton glabre, à la mode des Francs, la race dont je suis
issu, et n’ai porté que la moustache.
À peine m’a-t-elle quitté, je regrette son
départ. J’aurais volontiers consacré quelques minutes de plus, voire une heure,
pour le plaisir de respirer son odeur de chaton et de printemps, comme si elle
s’était roulée dans la rosée, et de l’entendre gazouiller comme un merle. Ces
garçons et ces filles nés de mon sang depuis la mort de ma dernière épouse,
Liutgarde, je les chéris autant que mes enfants légitimes. Je prends soin
d’eux, pour leur procurer un bon mariage, leur donner un grade dans mes armées
ou les faire entrer au couvent, selon leur nature et leur vocation.
La soixantaine approchant, veiller aux
affaires de l’Empire est mon souci quotidien, mais cela ne m’interdit pas de
prendre intérêt à mon entourage. J’éprouve autant de plaisir à voir ces enfants
s’épanouir, m’accompagner au bain, se livrer à leurs jeux, qu’à recevoir une
ambassade du calife de Bagdad ou une délégation de moines de Fulda.
Éginhard s’impatiente. Il porte la barbe, lui
aussi, mais juvénile, brune et frisée. Il ressemble à une fragile chandelle de
suif jaunâtre. Son écritoire sous le bras, son encrier et son calame à la
ceinture, il marque par des grommellements sa réprobation de me voir prendre
plaisir à la présence de ce brimborion. Le faire attendre m’amuse ;
provoquer son humeur acariâtre est pour moi un jeu pervers.
Son mariage clandestin, puis légalisé, avec ma
fille Emma, l’a fait entrer dans ma famille, sans que j’en éprouve plaisir ni
regret. Ce laïc est un des plus grands lettrés de notre temps, avec mon cher
Alcuin, abbé de Saint-Martin de Tours. J’apprécie sa rigueur morale, sa foi
sincère et agissante, ses connaissances, mais ses humeurs souvent m’exaspèrent.
Il a trente ans de moins que moi, mais nous pourrions, encore vert que je suis,
passer pour frères, ou peu s’en faut.
Il tire les rideaux, ouvre les volets et
s’incline brièvement, comme si une douleur le prenait à la nuque.
— Sire, dit-il, permettez-moi de vous
dire qu’une telle familiarité avec cette bâtarde effrontée est indécente. Dieu
merci, cette scène n’a eu d’autre témoin que moi. Certains auraient pu y voir
je ne sais quel penchant de votre part.
— Eh bien, oublie ce que tu viens de
voir ! Dis-moi plutôt ce qui t’amène.
— Auriez-vous oublié notre conversation
d’hier ? Je vous rappelle que vous avez souhaité me dicter vos souvenirs.
Auriez-vous changé d’avis ?
— Certes, je m’en souviens, mais aurai-je
le temps de mener ce projet à son terme ? Ma mémoire est encore fidèle,
mais c’est celle des vieillards qui ne se rappellent pas en se réveillant où
ils ont laissé leurs culottes. T’ai-je fait part de cette idée, vraiment ?
Eh bien, soit ! il faut nous y préparer. Il semble que tu aies tout prévu,
mais tu as oublié que c’est l’heure de mon bain. Me tiendras-tu
compagnie ?
Question embarrassante : Éginhard, comme
les chats, a horreur de l’eau, même lorsqu’elle jaillit, bouillante, des
thermes de Constantin. En me levant, je l’interroge sur la rumeur qui monte de
la cour. Il s’agit d’un groupe de moinillons de Quierzy, sur l’Oise, qui
viennent de sortir de l’hospice où ils ont fait bonne chère à mes dépens et
entonnent gloria et alléluia à mon intention. Je les entends
crier : « Longue vie à l’empereur Charles ! Que Dieu le
garde ! »
J’aurais aimé apprendre d’eux des nouvelles de
leur lointain monastère et celles qu’ils auraient pu glaner en cours de route,
mais leur état d’ébriété m’en dissuade. Après une dernière bordée d’hommages,
le ventre plein, ils se dispersent comme une volée de moineaux.
D’une voix âpre, je lance à Éginhard :
— J’avais interdit que l’on serve aux
religieux du vin ou de la bière ! Ce mépris de mes consignes est
inadmissible. Je vais devoir sévir une nouvelle fois ! Attends-moi ici et
affûte ton calame. Je ne ferai qu’entrer et sortir du bain.
Ces bains chauds sont pour moi, depuis que
j’habite ce palais, une habitude agréable plus qu’une nécessité thérapeutique.
J’ai toujours été un bon nageur. Ma mère, la
reine Bertrade, disait que j’avais une nature amphibie.
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