La confession impériale
journée fabuleuse que le
souvenir d’un brouillard sonore et lumineux : acclamations de la horde,
litanies des religieux, gerbes de soleil jouant avec les vapeurs d’encens… Du
festin qui suivit et dura toute la nuit, je ne sais que ce que m’en dit ma
mère : j’avais abusé de la venaison au point de vomir et de m’aliter,
fenêtres ouvertes sur le tumulte joyeux des vivats et des chants de guerre.
À travers un nuage
d’encens et la fumées des cierges de mauvais suif, il me semble revoir surgir
un vieillard à barbe de sauvage, longue et grise, au regard empreint d’une
étrange clarté, murmurant des incantations : le célébrant, Winfried, qui,
quelques années plus tard, allait mourir en odeur de sainteté, sous le nom de
Boniface.
Nommé archevêque de Mayence, il avait été
chargé par le Saint-Siège d’aller prêcher la foi du Christ dans les terres
païennes de Germanie. Il allait y créer des monastères et des écoles publiques,
prêcher de village en village jusqu’aux rives de l’Elbe, aux confins de la
Saxe, avant de se retrouver sur les bords de la mer nordique, en Frise, où il
allait laisser sa vie. Son corps repose aujourd’hui au monastère de Fulda, dans
les montagnes du Vogelsberg, le mont des Oiseaux.
Si je m’attarde sur la vie de saint Boniface,
c’est qu’elle a été pour moi exemplaire. La majeure partie de mes missions
royale et impériale a été de poursuivre et de parachever son œuvre d’évangélisation,
par la croix et par l’épée. Il m’a laissé en héritage sa haine des moines aux
mœurs dissolues et du clergé décadent. On lui prête des concubines, des actes
de népotisme, des violences, mais j’en ai toujours douté : il est vrai
qu’il s’était fait beaucoup d’ennemis dans la hiérarchie et avait suscité
beaucoup de jalousie chez les moines.
Alcuin, qui fut durant des années mon
secrétaire, mon confident et mon ami, m’a lu le texte d’une adresse à
l’intention du pape Zacharie, dans laquelle Boniface évoque la situation
pitoyable de l’Église. Il ne mâchait pas ses mots, dénonçait le mépris de la
discipline, la simonie, le népotisme d’évêques fornicateurs et mondains,
amateurs de chasse et de bonne chère, avec chaque soir dans leur lit
« quatre à cinq concubines » !
De ma mère, la reine
Bertrade « au grand pied », je garde un souvenir partagé entre ombre
et lumière. Ses colères résonnent encore à mon oreille. Du vivant de son époux,
elle s’immisçait avec fougue dans les affaires du royaume et, lui disparu, elle
a témoigné d’une autorité maladroite.
Petite-fille d’Hugobert, riche aristocrate de
Trêves, et fille du comte de Laon, Caribert, elle était, avant ma naissance,
l’année 742, la concubine de Pépin, alors simple maire du palais du roi
Childéric. Un mariage sous le signe de la croix allait, quelques années plus
tard, régulariser leur union.
J’avais pour elle un sentiment mitigé, fait
d’une affection sommaire et d’un respect inspiré par la crainte. Elle ne nous
passait rien, à moi et à mon cadet, nous faisait surveiller par les serviteurs
et, à la moindre peccadille, fondait sur nous comme la foudre. Mon droit
d’aînesse me valait un traitement particulier : lorsque Carloman était
puni d’une correction, je l’étais du fouet ou du cachot. Je devais, me disait-elle,
« montrer l’exemple ». Ses rigueurs s’exerçaient avec la même
violence contre les quelques concubines de son royal époux ; le moindre
soupçon d’attache était sanctionné par leur éviction de la cour.
Elle professait une singulière passion pour
les objets anciens. Lorsque les officiers des armées royales rapportaient du
butin à la suite d’une campagne, elle s’attribuait les pièces les plus rares et
précieuses qu’elle entassait dans un cabinet : vases d’or et d’argent,
reliques de saints, têtes momifiées de chefs barbares, vêtements dont, parfois,
elle s’affublait…
Son autre passion était l’observation des
étoiles.
Elle avait aménagé dans un de nos domaines, à
Quierzy, au sommet d’une haute tour de bois, une sorte d’observatoire
rudimentaire d’où, les soirs de temps clair, elle plongeait dans le cosmos. Elle
nous invitait parfois à l’y rejoindre, Carloman et moi, nous nommait
constellations et planètes comme on lit dans un livre, parlait du mouvement des
corps célestes avec une science qui aurait fait sourire Alcuin et Éginhard
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