La Cour des miracles
chevalier, je vous jure qu’il ne sera pas inquiété…
– Adieu, madame, adieu, ma chère bienfaitrice ! s’écria Gillette en se jetant dans les bras de Béatrix.
– Sire, dit celle-ci, ce que vous faites ce soir est odieux. Prenez garde que quelque catastrophe ne vienne payer la mauvais action que vous commettez !
Le roi tressaillit.
Mais il se contenta de s’incliner froidement.
Puis, s’adressant à Gillette :
– Mon enfant, dit-il, vous avez contre moi d’injustes préventions. Je les ferai tomber à force d’affection, un jour prochain, j’espère… La Châtaigneraie, continua-t-il, offrez votre main à la duchesse de Fontainebleau.
La Châtaigneraie s’empressa d’obéir et saisit la main de Gillette, qui se laissa entraîner sans résistance.
Puis le roi salua profondément Béatrix.
– Madame, lui dit-il, je viens de promettre à cette enfant de ne pas inquiéter le chevalier de Ragastens ; je tiendrai ma parole, mais, croyez-moi, conseillez-lui de s’en retourner au plus tôt en Italie.
Il se retira alors en murmurant :
– Cette fois, on ne me l’enlèvera pas !
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Chapitre 5 MONSIEUR FLEURIAL
L e chevalier de Ragastens, en quittant la Gypsie, s’était approché de Manfred. Pendant la mêlée des truands et des gens du roi il avait étudié le jeune homme avec une curiosité passionnée, et il avait senti se fortifier en lui cette sympathie qui avait pris naissance au pied du gibet de Montfaucon.
– Il n’est pas mon fils, soit ! songeait-il. Mais si j’avais le bonheur de retrouver l’enfant que j’ai perdu, je ne le voudrais pas autrement que ce jeune homme…
Et maintenant, tout en causant, il l’examinait à la lueur du brasier, cherchant encore, se demandant confusément si la bohémienne n’avait pas menti.
Mais pourquoi aurait-elle menti ? La seule raison plausible d’un mensonge eût été la crainte de Lucrèce Borgia ou le désir de se ménager ses bonnes grâces. Or, Lucrèce Borgia était morte, et Ragastens avait offert une fortune à la Gypsie.
Donc elle ne mentait pas.
Pourtant, sur les traits fins et hardis du jeune homme, il semblait parfois à Ragastens qu’il démêlait quelque chose du profil si fier et si pur de Béatrix. Mais, aussitôt, il se disait que ce n’était là sans aucun doute qu’une illusion créée par son imagination tendue vers la recherche des ressemblances.
– Vous avez su ce que vous désiriez savoir, monsieur le chevalier ? avait demandé Manfred.
– Hélas ! oui fit Ragastens avec un soupir. Mais, dites-moi, n’avez-vous jamais entendu parler d’un enfant qui aurait été enlevé par des bohémiens et amené à la Cour des Miracles ?
– Les histoires de ce genre sont nombreuses ici, monsieur. Et moi-même, je suis très probablement un enfant volé… ou perdu.
– Ah ! Et avez-vous gardé quelque souvenir de votre enfance ?
– Des souvenirs bien vagues, de fugitives réminiscences qui m’échappent dès que j’essaie d’en former une image précise. Ainsi, tenez, il m’arrive souvent de rêver de l’Italie. Il y a des moments où il me semble que je vais pouvoir reconstituer un paysage familier… Je vois de hautes montagnes, un jardin somptueux, une belle maison… puis, dès que je veux étreindre ces fantômes, ils se dissipent et m’échappent…
Ragastens écoutait avec une avidité et une émotion extraordinaires.
– Ainsi, dit-il, vous croyez que cette bohémienne n’est peut-être pas votre mère ?
– Je ne crois rien, monsieur, je doute, voilà tout, La Gypsie n’a jamais eu envers moi l’attitude d’une mère. Ah ! si c’était Lanthenay, ce serait plus probable ! Elle a pour lui une profonde affection… mais, je vous prie, ne parlons pas de ces choses. Je vous avouerai que j’éprouve quelque chagrin à essayer de lire dans un passé qui demeurera pour moi un livre à jamais fermé…
– Qui sait ? murmura Ragastens. Vous avez raison, ajouta-t-il à haute voix ; ces regards en arrière sont pénibles pour un homme jeune, dans toute la force et l’ardeur de son printemps ; l’avenir vous sourit. Brave, chevaleresque, intelligent comme vous l’êtes…
Manfred l’interrompit par un hochement de tête.
– L’avenir, dit-il, m’apparaît aussi sombre que mon passé est obscur.
– Voilà de bien tristes pensées, à votre âge.
– Excusez-moi, monsieur. Je vous attriste vous-même, alors que je devrais m’efforcer de vous être
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