La croix de perdition
vous ne vous pardonnerez jamais ? Je ne parle pas d'Anne.
– Rolande ne vivait plus. Le souvenir des yeux morts, grands ouverts, d'Anne la harcelait sans cesse. J'avais beau lui répéter la vérité, que nous avions fait œuvre de justice en débarrassant le monde d'un fléau, rien n'y faisait.
– Elle a décidé de vous dénoncer ?
Un regard aveugle se posa sur Alexia. Elle y vit toute la misère, tout le désespoir et la dévastation du monde.
– Non pas, bafouilla Marguerite. De se dénoncer, elle seule. J'étais certaine que Rolande serait fidèle à sa promesse et tairait mon nom, mon rôle véritable dans cet assassinat.
– Mais alors, pourquoi ?
– Parce que je l'aimais. Rolande était le seul être que j'aimais vraiment. Je savais que l'abbesse refuserait de la juger et la livrerait au bras séculier, parce qu'elle aussi aimait ma cadette. J'ai refusé que ma sœur soit humiliée, traînée dans la boue dès que l'on apprendrait notre passé, outragée. Elle méritait la douceur. J'ai tenté de la lui offrir. Ce soir-là, elle était en prière en la chapelle Saint-Augustin. Elle n'a rien senti et s'est effondrée. Libérée. Le reste n'était qu'une piètre mise en scène pour vous égarer. Au fond, je vous l'avoue : peu m'importait la suite.
Une crise de sanglots la plia. Elle bafouilla :
– J'aurais tant aimé la serrer dans mes bras et l'embrasser une dernière fois. Si j'en avais eu la force, j'aurais préféré l'étouffer contre moi en la berçant comme lorsqu'elle était enfante. Je l'ai toujours considérée comme ma fille. Nous nous ressemblions tant. Dieu du ciel, qu'elle était mignonne. Ses minuscules mains de bébé, ses petons roses. Une petite bouche en cœur. Un amour. Mon gentil amour.
Et Alexia comprit que le meurtre de Rolande avait peu à peu poussé Marguerite dans la folie. Après tout, n'était-ce pas le dernier endroit paisible où elle pouvait encore se promener en compagnie de sa sœur, sa fille ? Marguerite se redressa et répéta d'une voix pressante :
– Elle n'a pas souffert. Elle ne s'est rendu compte de rien. N'est-ce pas ? Dites-moi qu'elle n'a pas su qu'elle allait mourir. De ma main.
– Non. Elle ne l'a jamais su, mentit Alexia. Sa jolie âme repose en très grande paix.
Elle caressa la joue trempée de la femme et murmura :
– Marguerite, ma chère… je vais devoir prévenir l'abbesse, lui conter notre entretien.
– Bien sûr, c'est inévitable. Je suis fatiguée, ma bonne, très fatiguée. Me permettez-vous de me retirer ? Vous savez où me trouver. Merci pour ce délicieux gobelet d'infusion partagé en votre aimable compagnie. À Dieu, ma bien chère. Qu'Il veille sur vous toujours.
Alexia se leva et serra la femme contre elle.
– À Dieu. Je prie afin qu'Il vous accorde Son indulgence.
– Je me contenterai de Son amour pour ma sœur, murmura l'hôtelière. Je suis prête à payer pour mes fautes.
Alexia demeura un long moment debout après que Marguerite eut refermé la porte derrière elle. La jeune femme avait pris sa décision. Marguerite, elle le savait, allait choisir une fin honorable, dans la quiétude de sa chambre. Elle s'éteindrait en revivant ses souvenirs de Rolande et de Monge. Alexia allait lui en offrir le temps.
Elle se réinstalla sur l'escame et relut pour la dixième fois la courte missive de son cher amour. Finalement, cet affreux séjour aux Clairets lui avait apporté ce qu'elle cherchait. Elle était digne de lui. Elle avait tant changé en quelques années. Ces murs rébarbatifs, ces interminables couloirs venteux, ces recoins inquiétants lui avaient enseigné de force la gloire et la souffrance de l'état d'humaine.
Alexia de Nilanay accompagna de ses prières amies l'agonie de Marguerite, un étage plus bas.
Elle se leva et sortit de sa chambre, une esconce à la main. Elle prendrait le temps d'aller quérir Hermione de Gonvray en son herbarium. Ensuite, seulement ensuite, elle révélerait au profit de l'abbesse la sidérante conversation qu'elle venait d'avoir, sans hâte et dans le moindre détail. Elle terminerait en supposant que Marguerite avait basculé dans la démence. Enfin, elle s'inquiéterait de ce que l'hôtelière attente à ses jours. Il serait alors trop tard pour incliner le cours du destin. En son âme et conscience, ainsi devaient aller les choses.
1 Aristote a écrit un des premiers traités de science logique, Organon.
2 Culte que l'on rend à Dieu seul. Dans
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