La dernière nuit de Claude François
Prologue
6 mars 1978
Depuis des jours, il trépigne, s’impatiente, s’emporte. En un mot comme en cent : il s’énerve.
Cette fichue installation électrique ne marche toujours pas. Déjà, la dernière fois, le four lui a joué des tours, l’électricien est venu mais, désormais, c’est l’ensemble de l’installation qui fait des siennes. Partout, il y a des faux contacts, des variations de puissance, des interrupteurs qui ne commandent plus rien.
En fait, ce qui l’agace le plus, c’est que l’artisan ne revienne pas. Plusieurs fois, il a dicté un « mémo » sur le magnéto dont il ne se sépare jamais, mais ses ordres, d’ordinaire respectés comme les Tables de la Loi, sont restés lettre morte. Un soir, il a même rédigé une note, de sa belle écriture déliée, à l’encre rouge – sa manière de signifier « urgent ».
Sans faute vers 15 heures
Dire à l’électricien de venir cet après-midi (avec la présence de Véronique, par ex.) à l’appartement.
Rien n’y fait. Pas d’électricien : l’artisan a toujours mieux à faire. Plus urgent. Plus lucratif. Claude François ou pas.
Et cette fichue applique de salle de bains qu’il est toujours obligé de redresser. Elle finira par tomber, c’est sûr…
Dans cinq jours, il mourra.
Pour l’heure, ce lundi matin, sur le coup de 10 heures, l’électricien finit par se déplacer.
Françoise Jacquard, l’une de ses assistantes, l’accueille dans ses bureaux, situés dans un hôtel particulier cossu, au 122, boulevard Exelmans. On ne peut pas se tromper d’entrée : la poignée de la porte de gauche figure un C, celle de droite un F. De là, ils iront à son domicile, situé à trois cents mètres, au 46 de la même artère bordée de platanes.
À peine sont-ils sortis de l’ascenseur qu’ils butent sur cinq ou six jeunes filles installées tant bien que mal sur la moquette rouge du palier, dont les murs sont recouverts de graffitis et de messages d’amour à son intention. Tous les jours, c’est le même rituel : le lever du roi version « favinette », pour reprendre l’expression dont il désigne ses fans. Pour être sûres de le voir quand il sortira de son appartement, elles patientent des heures entières sur le palier ou, mieux encore, sur les petites marches qui conduisent à sa porte. Certaines ont passé
la nuit là, le paillasson en guise d’oreiller. Des paquets de biscuits dans leur besace, au cas où l’attente s’éterniserait, elles ne pensent qu’à une chose : défendre leur position. Elles ont beau être unies par la même vénération pour leur idole, il n’y a pas la moindre solidarité entre elles. C’est à celle qui sera la première à le saluer quand il finira par ouvrir sa porte. Tous les coups sont permis : il leur arrive de se tirer les cheveux, de se mordre ou de se griffer. Pour être admises à rester dans la cage d’escalier, un privilège par rapport à celles qui patientent dans la rue, on dit même qu’elles doivent passer des rites initiatiques aux allures de bizutage…
Dès que la poignée se met à tourner, elles se lèvent pour le toucher, lui serrer la main, lui caresser une mèche de cheveux, l’embrasser.
— Bonjour, les filles ! lance-t-il, tonitruant.
— Bonjour, Claude ! lui répondent-elles.
Il les connaît toutes. Les jours où il est de bonne humeur, il invite l’une d’elles à partager l’ascenseur avec lui pendant que les autres dévalent l’escalier quatre à quatre en espérant les rattraper au rez-de-chaussée. Il leur reste encore une chance de lui manifester leur admiration avant qu’il ne s’engouffre dans sa Mercedes, toujours garée en double file devant la porte d’entrée. Son chauffeur s’est installé sur le siège passager : Claude préfère prendre le volant – en
fait, son métier n’est pas de conduire, mais de s’arranger pour que la voiture de son patron soit toujours prête.
Claude démarre doucement, avec précaution. Il sait qu’il y a toujours une ou deux fans qui courent après sa voiture et tentent de s’y agripper, avant de lâcher prise.
C’est une idole comme il n’y en a jamais eu en France, et comme il n’y en aura jamais plus, car il joue pleinement le jeu du star system . Ces filles qui vivent pour lui au point de s’évanouir pendant ses spectacles constituent son moteur. Chacune d’elles est une victoire sur ceux qui, au départ, ne croyaient pas en lui. Une revanche sur le destin.
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