La fée Morgane
voulu ainsi, car
Galaad devait naître de la lignée de Lancelot. En ce sens, on peut dire que les
récits arthuriens sont des chefs-d’œuvre d’ amoralité .
Car la morale traditionnelle, celle qu’on enseigne dans les écoles, et qui n’est
qu’une suite d’interdits sociaux-culturels, n’a pas cours dans l’univers
enchanté où évoluent les héros du Graal et de la Table Ronde.
Il est donc exclu d’accentuer l’opposition entre Viviane et
Morgane sur des critères moraux. Viviane n’est pas meilleure que Morgane quand
elle entraîne le jeune fils du roi Ban de Bénoïc sous les eaux alors que la
mère crie son désespoir. Le monde arthurien est impitoyable, et si l’on y
pleure souvent de tendresse ou de désespoir, on s’y trucide allégrement ou rageusement
sans grand respect pour la vie humaine. Il n’y a, dans ces récits, ni bons ni
mauvais, mais des êtres qui cherchent, selon des méthodes divergentes, à établir
les structures d’un monde idéal. Et comme dans toute épopée, l’hyperbole est de
rigueur, toutes les actions sont grandes, exagérées et, bien entendu, provoquées
par des puissances qu’il est convenu d’appeler surnaturelles. Les dieux n’interviennent
plus directement comme dans L’Iliade ou L’Odyssée , mais on les reconnaît quand même sous les
traits et les caractéristiques des héros. Arthur est l’image d’un antique dieu
agraire, une sorte de Saturne égaré dans un monde de violence, un âge de fer, et
qui rêve de reconstituer le fabuleux âge d’or des origines. Il n’est donc guère
étonnant de retrouver sous Morgane l’une des composantes essentielles du
concept de la Grande Déesse : celle qui provoque, par tous les moyens, l’action
humaine en permettant aux héros de se dépasser à chaque épreuve et de franchir
ainsi peu à peu toutes les étapes d’un périple initiatique.
En ce sens, Morgane est le type le plus accompli de la Femme
celte telle qu’elle a été imaginée dans les anciennes traditions. À la fois
guerrière, prêtresse, magicienne et en fait druidesse ,
elle est un peu comme cette reine Mebdh de l’épopée irlandaise qui, selon les
textes, « prodigue l’amitié de ses cuisses à tout guerrier dont elle a
besoin pour assurer le succès d’une expédition [4] ». De toute façon, la
puissance guerrière est liée à la puissance sexuelle, et la Psychanalyse a
suffisamment démontré que, dans une guerre, on prend une ville comme on prend
une femme. Mais, comme Morgane possède aussi la « connaissance », elle
ne se laisse pas facilement prendre : elle serait plutôt à ranger dans
cette catégorie de femmes qu’on appelle improprement des allumeuses, et qui
sont en fait des « révélatrices ».
En fait, Morgane, bien qu’ayant sa propre personnalité, est
la continuatrice de l’action de Merlin, du moins dans une direction, celle de
la provocation. L’enchanteur, en tant que « fils de diable », se
jetait constamment en travers des événements pour mieux susciter les prouesses
des uns et des autres. Il provoquait diaboliquement ceux qui s’adressaient à lui, se mettant à rire chaque fois qu’une question lui
était posée et faisant souvent le contraire de ce qui lui était demandé. Et si
Viviane perpétue de son côté l’aspect protecteur de Merlin, notamment vis-à-vis
d’Arthur et de Lancelot, il est bien évident que Morgane prolonge l’énergie
créatrice dispensée par l’enchanteur. Au fond, même si Merlin a disparu aux
yeux de tous, il est plus que jamais présent, telle une ombre, dans les deux
femmes qui ont été ses disciples, pour ne pas dire ses complices, dans cette
tentative insensée de refaire un monde selon les plans définis par un dieu
absent mais dont ils savent déchiffrer les messages.
Mais, quel que soit leur degré d’initiation surnaturelle, Morgane,
Viviane et Merlin sont aussi des êtres humains
soumis au même destin que ceux qu’ils prétendent guider, et victimes des mêmes
faiblesses que les femmes et les hommes qu’ils côtoient. C’est ce qui fait d’ailleurs
leur charme et les rend parfois si émouvants : eux aussi sont en proie au
chagrin, à la douleur, aux passions les plus diverses, aux sentiments les plus
nobles ou même les plus bas. Malgré toute sa sagesse, Merlin s’est laissé
prendre aux pièges de l’amour. Il en sera de même pour Morgane que sa
sensualité inassouvie conduira à accomplir des actes de nature à bouleverser
les
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