La fée Morgane
structures mises en place par Merlin. C’est parce qu’elle est amoureuse de
Lancelot qu’elle retient le héros prisonnier. C’est parce qu’elle est jalouse
de l’amour exclusif qu’il porte à Guenièvre qu’elle suscitera les calomnies, puis
les accusations, contre les deux amants. Et c’est aussi parce qu’elle est
envieuse du pouvoir d’Arthur qu’elle tentera d’affaiblir celui-ci au profit de
sa propre puissance. Revendication féministe ? Peut-être. Morgane se sent
frustrée du pouvoir, se sent rejetée par cette brillante société masculine qui
l’entoure. Et elle n’oublie pas qu’elle incarne, en une certaine mesure, l’antique
souveraineté, elle qui est l’image de cette déesse universelle qui régnait à l’aube
des temps. Les auteurs du Moyen Âge, même ceux qui n’ont rien écrit sur les
thèmes arthuriens, le savaient parfaitement. Ainsi, l’auteur anonyme de cette
étrange chanson de geste qu’est Huon de Bordeaux fait du nain Obéron, magicien et prophète, le fils de Morgane et de Jules César [5] .
On peut sourire de ce qui n’est après tout qu’une astuce littéraire, mais cela
prouve au moins que la fée Morgane appartient à l’imaginaire collectif du Moyen
Âge et qu’elle y joue un rôle non négligeable.
C’est dire qu’on risque de rencontrer Morgane dans de nombreux
récits, soit sous les noms de Morgue, Morgain ou Morgane, soit sous des noms
fort différents, notamment dans les textes gallois primitifs. On la reconnaît
ainsi aisément dans la première branche du Mabinogi gallois, où elle est Rhiannon, la « Grande Reine », sorte de déesse
cavalière farouche et indépendante. Et, très curieusement, en passant la Manche,
cette Rhiannon, sous la forme Rivanone, est devenue dans l’hagiographie
bretonne la mère de l’aveugle saint Hervé, patron des poètes et des musiciens, mais
une mère indigne, quelque peu amorale, ce qui accentue son aspect morganien. Quant
aux apparitions de Morgane en tant que fée anonyme ou mystérieuse « pucelle »
tentatrice au travers des épisodes des romans arthuriens, elles sont
innombrables, autant que le sont les apparitions d’un Merlin s’échappant un
instant de sa tour d’air invisible pour venir réconforter ou égarer un
chevalier errant. Quant à la célèbre « Kundry la Sorcière » qui tient
une si grande place dans la quête du Graal par Perceval, selon la version allemande
de Wolfram von Eschenbach, son caractère ambigu et sa fonction de maîtresse des
illusions du jardin féerique de l’enchanteur Klingsor en font incontestablement
une incarnation différente de Morgane dans un contexte plus que sulfureux que
Richard Wagner a superbement transcrit dans son envoûtante musique.
Au reste, jamais Morgane n’est isolée. Le premier écrivain
qui la cite, Geoffroy de Monmouth, vers 1 235, nous présente la
paradisiaque île des Pommiers où « neuf sœurs gouvernent par une douce loi
et font connaître cette loi à ceux qui viennent de nos régions vers elles. De
ces neuf soeurs, il en est une qui dépasse toutes les autres par sa beauté et
par sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne à quoi servent les
plantes, comment guérir les maladies. Elle connaît l’art de changer l’aspect d’un
visage, de voler à travers les airs, comme Dédale, à l’aide de plumes ». Le
mythe de Morgane est ici contenu dans ses grandes lignes, mais il semble que
Geoffroy de Monmouth n’ait rien inventé. On découvre ainsi dans un texte du
géographe hispanolatin du premier siècle, Pomponius Méla, les indications
suivantes : « Vis-à-vis des côtes celtiques s’élèvent quelques îles
qui prennent ensemble le nom de Cassitérides parce qu’elles sont très riches en
étain. Celle de Séna (= île de Sein), placée dans la mer britannique, vis-à-vis
de la côte des Osismi, est renommée par son oracle gaulois dont les prêtresses,
consacrées par une virginité perpétuelle, sont, dit-on, au nombre de neuf. Elles
sont appelées « gallicènes », et on leur attribue le pouvoir
extraordinaire de déchaîner les vents et les tempêtes par leurs enchantements, de
se métamorphoser en tel ou tel animal selon leur désir, de guérir les maux
réputés incurables, enfin de connaître et de prédire l’avenir » (Pomponius
Méla, III, 6). Le mythe vient de loin dans le temps, à une époque où il ne
pouvait pas être question du roi Arthur.
Il resterait à déterminer qui sont
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