La fée Morgane
réellement les « sœurs »
de Morgane, symboliquement au nombre de neuf, comme les Muses. Ce sont
évidemment des compagnes, mais aussi des disciples de Morgane elle-même, celles
qu’elle initie à sa magie et qu’elle envoie à travers le monde pour y tisser
lentement le filet dans lequel tomberont fatalement un jour ou l’autre, et en
toute bonne foi, les héros de cette gigantesque épopée. Et ce sont toutes ces « pucelles »,
c’est-à-dire femmes indépendantes, non en puissance de mari, qui peuplent les
forêts que traversent les chevaliers ou les forteresses où ils passent la nuit.
Certaines portent des noms, comme la Brunissen du roman occitan de Jauffré, ou
encore l’étrange Arianrod de la quatrième branche du Mabinogi gallois, sœur incestueuse du magicien Gwyddyon et de l’énigmatique Gilvaethwy, devenu
Girflet fils de Dôn dans les récits arthuriens français, et qui est le même
personnage que le Jauffré occitan. On pourrait également penser à la « suivante »
Luned, qui est en réalité une fée douée de grands pouvoirs, qui aide et protège
le chevalier Yvain, fils d’Uryen, dans son aventure chez la Dame de la Fontaine,
ou encore l’enchanteresse Camille, qui réussit à séduire le roi Arthur et à l’égarer,
du moins pendant un certain temps, dans les profondeurs d’une inaccessible
forêt de Brocéliande. Mais il y a aussi les autres, qui n’ont pas de nom :
elles sont innombrables, et elles portent toutes la marque de leur maîtresse. Après
tout, Viviane, dans sa forteresse au fond du Lac, initiait à d’autres femmes
son savoir et les envoyait aussi à travers le monde, sur les traces de Lancelot.
Il y a certes de quoi se perdre soi-même en suivant les
héros dans leur quête perpétuelle de l’aventure, surtout si l’on prend tout à la
lettre et si l’on n’élabore point quelques signes de piste pour pouvoir, le cas
échéant, revenir en arrière et jeter un regard objectif sur ce qui se passe
réellement. Le cycle du Graal se déroule dans un pays magique, féerique, intemporel,
traversé de lueurs vives qui font oublier les zones d’ombre où rôdent des personnages
plutôt inquiétants. C’est dans ces zones d’ombre que la fascinante Morgane
attend ses proies. Mais que l’on se rassure, l’ombre de Merlin plane au-dessus
d’elle, prêt à intervenir si la magicienne va plus loin qu’il n’était prévu
dans le grand livre des destinées.
Poul Fetan, 1994.
AVERTISSEMENT
Les chapitres qui suivent ne sont pas des traductions, ni
même des adaptations des textes médiévaux, mais une ré-écriture ,
dans un style contemporain, d’épisodes relatifs à la grande épopée arthurienne,
telle qu’elle apparaît dans les manuscrits du XI e au XV e siècle. Ces épisodes appartiennent
aussi bien aux versions les plus connues qu’à des textes demeurés trop souvent
dans l’ombre. Ils ont été choisis délibérément en fonction de leur intérêt dans
le déroulement général du schéma épique qui se dessine à travers la plupart des
récits dits de la Table Ronde, et par souci d’honnêteté, pour chacun des épisodes,
référence précise sera faite aux œuvres dont ils sont inspirés, de façon que le
lecteur puisse, s’il le désire, compléter son information sur les originaux. Une
œuvre d’art est éternelle et un auteur n’en est que le dépositaire temporaire.
1
Le Val sans Retour
Morgane errait sur les landes, ne sachant pas où elle allait,
comme possédée par une fureur intérieure, mais trop fière pour exprimer sa rage
par des pleurs qui lui auraient fait perdre, à ses propres yeux, toute la
puissance et tout l’orgueil dont elle se sentait maîtresse. Enveloppée dans son
long manteau noir, elle marchait à grands pas sur des sentiers tortueux ; ses
pieds frôlaient à peine le sol, tel un de ces anges trop purs ou trop aériens
pour pouvoir entrer en contact avec l’humidité de la terre. Le vent soufflait, venant
de la mer, quelque part du côté du sud, et parfois il prenait Morgane dans ses
rafales, l’obligeant à faire halte, le temps de reprendre haleine ; le
tourbillon se vengeait en courbant les ajoncs griffus jusqu’à ses jambes pour
mieux l’égratigner et pour lui faire comprendre que si elle suscitait les
tempêtes, elle risquait parfois de ne plus pouvoir les apaiser. Au reste, elle
n’avait rien déclenché, bien trop agitée par les sentiments violents et
contradictoires qu’elle ne
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