La fée Morgane
pouvait plus contrôler. Soudain, comme pour prendre
à témoin les arbustes maigres et les touffes d’ajoncs qui parsemaient la lande,
ainsi que les animaux qui s’y cachaient frileusement, elle s’écria à haute voix :
« Pourquoi faut-il que le meilleur chevalier du monde me résiste ? Je
lui propose pourtant la plus belle femme de tout le royaume, la plus experte !
Et avec moi, il deviendrait le plus puissant d’entre tous les rois ! »
Tout en marchant, elle se remémorait la scène où Lancelot l’avait
accablée de son indifférence. Elle était pourtant la plus forte : elle
retenait le protégé de la Dame du Lac dans une chambre fortifiée et obscure du
Château de la Charrette, et il ne pourrait plus jamais en sortir sans qu’elle y
eût consenti. Il suffisait à Lancelot de répondre : « Oui, je te veux,
Morgane ! Sois à moi et oublions tout le reste ! » Mais Lancelot
n’avait pas même daigné répondre. Il s’était contenté de regarder Morgane avec
ironie, sans même marquer de mépris et, se retournant sans plus faire attention
à elle, il était allé se recoucher au fond de la pièce, s’était enroulé dans
les couvertures et avait fait semblant de dormir. Morgane était alors sortie, refermant
brutalement la porte derrière elle, prononçant des paroles de malédiction avec
une telle énergie que les quelques servantes qui s’affairaient dans les
couloirs en avaient été terrifiées et n’avaient plus osé bouger de peur d’accroître
la colère de leur maîtresse. « Si cette maudite Guenièvre n’existait pas !
s’écria encore Morgane, je pourrais avoir Lancelot tout à moi. Mais, hélas !
il n’aime qu’elle, il ne pense qu’à elle, et toutes les autres femmes ne sont
pour lui que des putains sans intérêt ! De plus, le malheur veut que je ne
peux rien entreprendre contre Guenièvre. Cela, Merlin ne me le pardonnerait
jamais ! » Et elle regarda l’anneau qui se trouvait à son doigt, l’anneau
que lui avait donné Merlin avant de disparaître dans les profondeurs de
Brocéliande. Morgane savait très bien que rien de ce qu’elle faisait n’échappait
à l’Enchanteur. Où était-il ? Nulle part et partout, invisible mais
sournoisement présent, toujours sur le qui-vive et prêt à intervenir chaque
fois qu’elle irait trop loin. Pourtant, elle ne pouvait rester ainsi sur un
échec : Morgane n’était pas d’une nature à oublier. Et la souffrance que
lui causait le dédain de Lancelot lui rappelait une autre souffrance, encore
plus cruelle, une épreuve qu’elle n’avait réussi à surmonter qu’après bien des
nuits de cauchemars.
Elle avait été amoureuse, oui, et très sincèrement, du jeune
Guyomarch, cousin de la reine. Subjuguée par la beauté et la prestance de
celui-ci, elle s’était donnée à lui corps et âme, et tous deux avaient vécu un
ardent amour rempli de tendresse et de passion. Mais, ainsi va la vie, le désir
s’émousse parfois lorsque la plénitude est trop constante. Guyomarch s’était
bientôt détaché de Morgane, inventant d’abord tous les prétextes possibles pour
ne pas aller aux rendez-vous qu’elle lui fixait. Certes, elle n’était pas dupe
et usait de tous ses sortilèges pour retenir Guyomarch auprès d’elle. Hélas !
elle s’était rendu compte que sa magie était impuissante sur l’amour et que
Guyomarch s’était épris d’une autre femme. Alors, l’amour qu’elle avait porté
au jeune homme s’était changé en haine, non seulement pour lui-même, mais pour
tous les autres hommes qu’elle côtoyait et qui ne manquaient pas de lui faire
une cour assidue. Et voilà qu’elle s’était laissé troubler par Lancelot, elle, la
fière et puissante Morgane… Non, cela ne pouvait continuer ainsi.
Le soir tombait et le soleil rougissait à l’horizon. Bientôt,
les oiseaux de nuit viendraient saluer celle qu’ils savaient être leur maîtresse.
Et un vol de corbeaux se mit à tournoyer au-dessus d’elle comme pour lui
signifier quelque chose. Elle les regarda attentivement : ils semblaient
déporter lentement leur vol vers un endroit précis, au bout de la lande. Morgane
s’avança dans la direction qu’ils lui indiquaient et se trouva sur des rochers
rouge-violet, hérissés comme des arêtes surgies du plus profond de la terre et
qui surplombaient une vallée étroite et sinueuse, dans la partie la plus large
de laquelle scintillaient les eaux d’un étang. Morgane
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