La fête écarlate
une rôtisserie, un homme et une femme passaient. Bien qu’il fît encore frais, la dame était habillée plus légèrement qu’en été : une petite cotte simple couvrait sa nudité, une cornette ses cheveux noirs. Son compagnon, aussi prodigue de regards que de baisers, était vêtu d’une mince chemise blanche et de hauts-de-chausses noirs. Il allait également nu-pieds. Deux éperons dorés cliquetaient à sa ceinture, attestant qu’il était chevalier. Ses cheveux blonds, embrouillés, tombaient sur ses épaules.
– Des fous, messire !
– Une Galoise et un Galois.
– Des Goddons ?
– Nullement. Il paraît que l’amour fanaticus, comme dirait Isambert, est né en Poitou… Les Galois sont des errants, des fous d’amour. Bien qu’ils soient fort bons chrétiens, ils ont créé une sorte de religion excessive… Ils prétendent que la tendresse qu’ils se portent entre eux leur permet de braver toutes les rigueurs, surtout celles des saisons. Pendant les chaleurs d’août, ils se couvrent chaudement et font de grands feux de cheminée ; l’hiver, tout comme au printemps, ils vont aussi nus que la décence l’exige et dorment sans couvertures, exposés aux morsures du froid… Il a les cheveux longs, elle les porte coupés court. S’il meurt demain dans la lice, eh bien, tu la verras s’ébaudir au lieu de s’émouvoir.
– Il y a bien des fous en ce pays, messire !
– Hé oui !
– Prenez garde à cette Isabelle. Elle me paraît folle, elle aussi.
Ogier ne répondit pas : en aboyant de joie, Saladin courait à leur rencontre. Après tout ce qu’il avait vu, provoqué ou subi, l’amitié de cette créature meilleure, à maints égards, que certains êtres humains, lui parut merveilleuse. Et comme, dressé, le grand chien jaune appuyait ses pattes sur ses épaules, il posa un baiser sur sa truffe, sans honte, et même avec plaisir.
*
– La voilà !… Elle est de parole.
La pucelle à pas menus se hâtait dans sa direction.
Elle portait sur sa robe grise à col large, un fasset d’écarlate (12) blanc qui mettait en valeur sa poitrine et soulignait la minceur de sa taille. Des bossettes d’argent brillaient sur ses sandales.
– Vous exaucez mes vœux les plus fervents !
Tandis que Blandine le considérait avec cette affabilité qui semblait le fond de son caractère, Ogier se sentit à nouveau soumis et converti. Qu’eût-elle pensé si, d’un trait, il lui avait révélé qu’une nouvelle religion dont elle était la déesse le subornait corps et âme ?
– Je ne pouvais, messire, vous décevoir… Je n’en avais point le cœur.
Il était clair qu’il ne s’agissait pas d’une simple curiosité sans importance, mais d’un engouement composé d’audace et d’un soupçon d’amitié : un sentiment inconnu d’elle, fragile et soluble, et qui se dissoudrait au spectacle des lices ou à la fin du tournoi.
– Damoiselle !… Si vous pouviez imaginer ma joie…
N’osant lui offrir son poignet pour qu’elle y posât sa main, il craignit de paraître un rustre, et comme il alignait ses pas sur ceux de la jouvencelle, il comprit qu’elle tenait à l’entraîner en hâte loin de cette rue passante où un vieillard à barbe blanche la saluait courtoisement.
– C’est Benoît Sirvin, le mire.
– Ah ! bien, damoiselle… J’espère me priver de ses soins !
– J’ai grand plaisir de vous revoir, messire.
– Moi également, damoiselle.
Il n’osait trop parler ; les mots lui semblaient creux, inconsistants et fades. Elle ne se privait guère, elle, d’en faire usage : Poitiers, les leçons que lui donnait une tante abbesse ; le luth, la couture et la broderie. Elle n’allait pas aux bals mais savait caroler.
–… et ce sera la première fois que je verrai une joute.
Ils s’engagèrent dans un chemin conduisant aux murailles. Quelques arbres y étalaient leurs ombres pareilles à de grandes ailes noires.
– Une belle journée, damoiselle.
Ogier se reprochait de s’enfoncer dans la naïveté et de se sentir, auprès de la donzelle, en état d’infériorité. Pourquoi doutait-il de la réalité de cette rencontre ? Blandine était présente ; elle avait grand plaisir de l’avoir retrouvé. Que voulait-il de plus ? Jamais, contrairement à ses espérances, il ne s’était senti si dépourvu de présence et de sève, en pareil état de lourdeur et d’incrédulité : « Moi et elle ! » Il était oppressé
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