La Fille Du Templier
s’incrustaient ardentes dans
leurs crânes alors que leurs corps s’amollissaient : des envies d’immobilité,
des désirs de lézard, ne rien faire, se figer dans l’embrasement, attendre le
crépuscule et l’haleine fraîche de la nuit…
Attendre.
Le temps s’écoulait, rythmé par les sonnailles d’un troupeau
de chèvres paissant les herbes odorantes du Pas-de-l’Âne. La Bête n’était pas de sortie. Les deux chasseuses musardaient. Une agréable torpeur s’insinuait
entre leurs épaules, aidée par le balancement des chevaux au pas, les odeurs
anisées et sucrées, le grésillement lancinant des insectes et une cloche qui
tintait dans le lointain : une invite à la sieste à l’ombre d’un arbre
centenaire.
Aussi parlèrent-elles pour ne pas s’endormir. La Bête ne s’alanguissait pas quand elle flairait de la chair fraîche. La Bête les guettait sûrement. Elles parlèrent d’hommes, autant dire de quelque chose de banal
qui, dans la hiérarchie des biens terrestres, se situait après l’épée, le
destrier, la terre et la guerre ; quant à elles, les femmes, elles se
positionnaient bien plus bas, après les chiens, les bœufs et les mulets.
— Bérarde, qui préfères-tu, Ancelin le tonnelier ou
Geoffroy le forgeron ?
Bérarde en lâcha ses rênes. Ses mains voletèrent. Elle
dessina un cul et des cornes de bouc. C’était son juron favori.
— Par le cul du diable ! Ni l’un ni l’autre. L’Ancelin
a des yeux de cochon et une bedaine plus grosse que ses tonneaux ; il est
mangé par la vérole et pue à cent toises. Quant au forgeron, c’est un
impuissant.
— Tu as déjà couché avec lui ?
— C’est ce qui se dit, répondit la Burgonde en rougissant.
— Tu es une coquine ! lança Aubeline en partant d’un
rire clair. Tu devrais jeter ton dévolu sur des mâles dignes de soutenir tes
chevauchées. Il y a tant de beaux hommes à Signes. Quand je me rends sur les
courtines du castel des dames et que je vois les soldats se baigner dans le
Figaret, ils n’ont pas l’air de vilains gueux. La plupart sont bien formés et
possèdent de splendides attributs.
— La fille du templier ne serait plus pucelle ? ironisa
Bérarde.
— Elle l’est toujours.
— Alors qu’elle sache que ce ne sont pas les dimensions
des attributs qui comptent mais la façon dont on s’en sert.
— Tu devrais être conseillère à la cour d’amour.
— Conseillère des dames ? Les nobles ne se
réfrènent en rien et j’ai tout à apprendre de ces championnes de l’amour. Elles
n’ont aucune indulgence pour les paysannes. Tu le sais. Dans nos villages, les
femmes sont ce qu’elles sont ; des drôlesses qu’on trousse entre deux
portes d’étable ou sur un tas de fumier.
Aubeline s’assombrit. Noble elle-même, elle se sentait
offensée. Elle répliqua avec courroux :
— Cela ne vaut pas pour toutes les dames. Surtout pas
pour notre douce Bertrane.
Bérarde sut qu’elle était allée trop loin. Surtout pas la
douce et vertueuse Bertrane, elle en convenait ; la comtesse de Signes
était une femme irréprochable, une sainte, une réincarnation de la Vierge Marie. Bérarde regretta de l’avoir mêlée aux intrigantes du castel. Les infidèles lui
avaient tranché la langue ; il lui arrivait d’enrager de ne pouvoir s’en
servir lorsque Aubeline et elle se rendaient aux assemblées et aux fêtes de la
cour d’amour. Elle aurait volontiers rabaissé le caquet de ces belles qui ne
comprenaient pas son langage des signes et se targuaient de composer des
poésies en grec et en latin.
Aubeline n’en pensait pas moins. Malgré l’insistance de
Bertrane, elle avait refusé d’entrer dans le cercle privilégié des dames. D’ailleurs,
elle n’aurait pu rivaliser avec ces riches créatures, du moins en apparence. Elle
ne voulait pas se montrer tous les jours avec la robe d’apparat offerte par son
père à l’occasion de ses seize ans. La rancœur fit remonter la bile dans sa
gorge ; son égoïste de père, vêtu de blanc et le manteau marqué de la
croix du Temple, s’était embarqué à Marseille une semaine après son
anniversaire. Sa jolie robe cramoisie agrémentée de rubans était une robe de
deuil.
Elle chassa ses pensées corrosives au moment d’aborder les
flancs ravinés par les pluies torrentielles du mois de mars. Les sabots des
chevaux dérapèrent sur les cailloux de la forte pente. Les cavalières forcèrent
le train sur plusieurs
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