La Fille Du Templier
tout s’immobilisa, et les deux
femmes retinrent leur souffle, essayant de ne faire qu’un avec cette terre
provençale pétrifiée par la volonté d’une fée ou d’une sorcière.
Le vol diagonal d’une passerinette qui disparut sous une
cépée les tira de leur contemplation. Aubeline, peut-être pour se rassurer, commença
à siffler un air gai en évaluant l’épaisseur des houssaies qui masquaient la
rivière en contrebas. Le Latay ne coulait guère en cette saison, mais assez
toutefois pour faire tourner les aubes des deux moulins tenus par des moines. Elle
le connaissait par cœur, ce paysage, cela faisait vingt ans qu’elle le
parcourait en tous sens. Les centres en étaient Château-Vieux où s’étaient
succédé des seigneurs plus durs et plus dévots les uns que les autres, et le
nouveau village de Signes dominé par le castel de la cour d’amour dans lequel
les dames de Provence rendaient justice et préparaient une ère nouvelle pour
les femmes. Le comte Bertrand, féal des vicomtes et évêques de Marseille, avait
acquis tant de puissance qu’on le craignait jusque sur les marches de Sisteron,
de Nice et d’Arles. Il tirait ses bénéfices d’un territoire qui s’étendait sur
quatre arrière-fiefs – La Lauzière, Meynarguette, Beaupré et La Jaconnière – et de tributs remis chaque année par une vingtaine de seigneuries avoisinant la
sienne.
C’était une région difficile. Se rendre de Marseille à
Toulon et de Toulon à Antibes demandait du temps et du courage. Par manque de
voies de communication, elle avait toujours été épargnée par les invasions
barbares du Nord. Les Ligures y avaient régné en maîtres durant des siècles et
résisté très longtemps aux Romains. Les incursions sarrasines se faisaient plus
rares depuis que les Espagnols reprenaient leurs pays aux Arabes et que les
flottes de guerre génoise, pisane et vénitienne sillonnaient la Méditerranée septentrionale. La conquête du sol vierge avait été retardée pendant des siècles,
mais la Trinité éternelle s’étant décidée à délivrer le peuple chrétien de l’oppression
des païens, les plaines se couvraient de carrés réguliers, sur les collines
façonnées par les restanques poussaient les oliviers et les amandiers… Un
entrelacs de cultures aux couleurs tendres.
La fille du templier regarda la basse plaine, comptant les
bandes d’orge, celles de froment, et estima la composition du futur méteil. Oui,
pensa-t-elle, cette année les Signois mangeront un pain meilleur, moins lourd
et plus digeste… Il était fort dommage que ses terres de Meynarguette fussent
en friche. Ce n’était qu’une question de temps et de moyens. Avec l’argent de
la prime, elle participerait bientôt à l’essor collectif en engageant des
journaliers. Le servage n’existait pas à Signes. Elle se vit convoyant des
chariots remplis de grains vers les marchés de Toulon et Marseille.
Bérarde avait une autre approche de la prospérité des
cultures : comme d’habitude le froment irait gonfler le pain blanc des
seigneurs tandis que l’orge épaissirait la polenta des paysans. La Burgonde cajola du regard les vignes de Riboux en pensant aux futures beuveries des longues
soirées d’hiver. Bérarde aimait fréquenter les tavernes, jouer aux dés et aux
cartes. À l’occasion, elle se mesurait aux gaillards du terroir au bras de fer
et les battait régulièrement. Une fois, elle avait brisé les os d’un
charbonnier qui lui résistait. Sa force alimentait sa légende et provoquait des
désirs. La géante muette au visage ingrat avait sa cour de soupirants, mais il
était rare qu’elle consentît à s’ébattre dans une meule de foin ou sur un lit
de trèfles.
La reprise du vent les tira de leurs rêveries. Le bougre
avait tourné au sud.
— C’est le moment, fit Bérarde. Retournons aux chevaux,
nous allons au Pilon.
En ce 1 er mai 1147, des bouffées d’air chaud
soufflaient sur la garrigue endormie. Au ras du sol, vers l’horizon, le paysage
tremblait et ondulait, faussant la vision des deux cavalières. Leurs yeux, à
demi fermés, filtraient la bande de lumière aveuglante du sentier caillouteux
qui sinuait entre deux rangées de buissons argentés. On appelait ce chemin « la
route des Rois » qui, de Saint-Maximin à La Ciotat, passait sous la grotte de sainte Marie Madeleine où d’illustres princes et de
misérables inconnus venaient racheter leurs fautes.
Les images brasillaient et
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