La Fille Du Templier
cheveux. Il n’était pas né celui qui lui
ferait verser le sang pur.
Au loin, un chasseur souffla dans son olifant. Il était bien,
lui, dans sa peau, l’épieu au poing, la barbe au vent et l’œil rivé sur les
buissons d’où surgirait le sanglier. Elle imagina cet inconnu avalant l’air à
pleines goulées, fier de son sexe, fier de ses muscles, fier de ses droits. Pourtant
les dames de la cour d’amour avaient bouleversé les règles qui régissaient les
rapports entre les hommes et les femmes depuis le début des croisades. Certaines
affichaient publiquement leur indépendance. Qu’en serait-il quand les vaillants
défenseurs de Jérusalem reviendraient ? Quand les religieux débarrassés du
problème de l’islam chercheraient de nouveaux coupables ? Les femmes – ces
pécheresses – en subiraient les conséquences. On dresserait des bûchers, on
brûlerait des femmes accusées d’adultère ou de sorcellerie.
Bouleversée par ce noir avenir qu’elle voyait poindre dans l’eau
troublée par ses doigts, elle se releva et s’élança sous les oliviers, poursuivie
par une voix qui lui criait : Tu n’échapperas pas à toi-même ! Tu es
Aubeline d’Aups, fille noble, fille à dot, femelle bonne à écarter les cuisses…
La sueur perlant aux tempes, elle courut sur les coustelines qui poussaient
entre les rocs fissurés et alla se perdre dans les genêts.
— Père ! Où es-tu ? J’ai besoin de toi…
Son père, le seul qui aurait pu la comprendre et l’imposer
dans une troupe. On racontait que les Normandes de Sicile avaient été admises
dans les rangs des combattants, qu’à Saint-Jean-d’Acre des écuyères avaient
réalisé des prodiges en repoussant les Turcs.
— Père ! lança-t-elle encore.
Il n’y avait que le mistral pour lui répondre : un
mugissement lourd, un convoi d’odeurs et de poussière, quelque chose de
puissant qui lui mettait les nerfs à vif. Le vent lui parlait de guerre et d’amour,
de légendes et de contes, de Dieu et du diable ; il articulait des paroles
fatales et charriait la misère de tous les âges, celle des premiers temps et
celle à venir. Aubeline se mit face à lui, l’épée dans l’axe de son corps. Il
siffla sur la lame, plaqua sa robe entre ses jambes, caressa ses seins, fit
voler ses cheveux. Cet arrogant l’obligea à cligner des yeux. Il était fort. Mistral !
Mistral ! Dis-moi où est mon père ! Montre-moi un chemin ! Conduis-moi
jusqu’à un homme digne de la cour d’amour !
Mais le vent ne voulait ni lui répondre ni l’aider. Ses
rafales étaient de plus en plus fortes, il se racontait lui-même. Un égoïste
bien trop occupé à prendre son plaisir sur les courbes des montagnes et à faire
peur aux enfants qui se serraient dans les jupes de leur mère. Aubeline en eut
assez de lui. Elle lui tourna le dos en haussant les épaules et remonta vers
les roches penchées où elle avait l’habitude de placer des tendelles. Elle
savait qu’elle n’attraperait plus de grives car le printemps était là, et il n’était
pas bon de piéger les animaux à la saison des accouplements. Ses pieds agiles
se jouant des pierres coupantes, elle gravit la montagne Agnis où les bergers
se livraient à des rituels interdits lors de la mort de l’un des leurs. Derrière
elle, la Sainte-Baume griffait le ciel pur.
Soudain un galop attira son attention et elle eut juste le
temps de se couler derrière les ronces qui bordaient le chemin.
Ils étaient cinq. Quatre hommes de Signes qui encadraient un
cinquième attaché sur sa monture. Aubeline les observa attentivement alors qu’ils
s’arrêtaient pour écouter l’olifant. Elle reconnut le capitaine qui les
commandait : Jean Brise-Épée, le terrible bras droit du dévot seigneur de
Signes, Bertrand, et protecteur de dame Bertrane de la cour d’amour.
— Les chasseurs ne sont pas loin, murmura un homme.
— Hum, hum, fit Brise-Épée. Je dirais les chasseuses. Dame
Bertrane et ses vierges guerrières se sont mis en tête de tuer la Bête.
La Bête était un vieux loup solitaire qui semait la terreur
depuis trois ans.
— Le comte donne dix marcs d’or pour sa dépouille !
dit un autre cavalier. Je me mettrais bien en chasse, moi !
— Et toi, tu vaux combien ? demanda Brise-Épée à l’homme
ligoté. Rien sans doute. Les espions catalans de ton espèce ne sont jamais
réclamés par leurs maîtres. Tu ne nous rapporteras rien, mais nous au moins ce
soir nous
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