La force du bien
quête d’assentiment tacite, avec un début de sourire au coin des lèvres. Il plisse les yeux derrière d’imposantes lunettes fumées dont le cordon d’attache encadre un visage osseux et volontaire. Il semble cultiver un certain goût de la surprise, voire du paradoxe. Durant tout notre entretien, et en dépit de la gravité des sujets que nous évoquons, il ne se départira ni de son sérieux ni de cette lueur d’amusement perpétuel qui semble courir au fond de ses yeux. De fait, c’est un homme inattendu à plus d’un titre. Italien, originaire de Padoue, il va devenir à demi espagnol à sa manière : engagé dans la brigade internationale fasciste, il participera à la guerre civile aux côtés de Franco. La république, la gauche, l’antifascisme sont pour lui des adversaires. Ce ne sont pas ces valeurs-là qui le conduiront à sauver des Juifs – mais, homme de droite confirmé, il n’éprouve aucune sympathie pour les thèses antisémites des nazis. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il est chargé des échanges économiques entre l’Espagne et l’Italie, puis, toujours en qualité d’homme d’affaires influent, il est envoyé à Budapest pour y nouer des contacts avec des entreprises hongroises. Italien, il opère pour le compte du régime franquiste espagnol. Bien que dépourvu de tout titre diplomatique, il a ses entrées à la légation d’Espagne à Budapest. On va voir qu’il utilisera cette situation au mieux… non sans risques.
Je regarde autour de moi. Le salon de la pension de la Paix, envahi par l’humidité, paraît surchargé. Il déborde de vieilles gens réunis de force à cause du mauvais temps dans un espace plutôt conçu pour cinq ou dix personnes que pour cinquante. Beaucoup sont sourds, et tout ce monde parle et s’exprime très haut dans la pièce qui résonne. C’est au milieu de ce brouhaha diffus, et en espagnol donc, que Giorgio Perlasca me confie son aventure. Grillant cigarette sur cigarette, l’une allumée au mégot encore grésillant de la précédente, il revit avec intensité la période « hongroise » de son existence. Au milieu de ces gens qui jouent aux cartes, forcent la voix pour discuter ou bien, les yeux dans le vide, semblent absents au monde, il n’a aucune difficulté à paraître infiniment plus jeune, plus alerte, plus vivant. Son visage oscille entre une méprisante ironie – lorsqu’il évoque l’obsédante silhouette d’Eichmann, qu’il a rencontré là-bas – et l’émotion – dès qu’il relate le sort des Juifs de Hongrie à l’époque.
« Le 15 octobre 1944, à la légation d’Espagne de Budapest, il y avait trois cents Juifs qui s’étaient réfugiés. Ils ont tous été raflés par les fascistes hongrois, qui les ont livrés ensuite aux nazis pour que ceux-ci les envoient en déportation. Ils ont tous été embarqués dans des wagons de marchandises à la gare de Budapest, sous la surveillance personnelle d’Eichmann. C’était horrible ! Horrible !»
Le 15 octobre 1944 : c’est le jour où les nazis hongrois, les « Croix fléchées », soutenus par Eichmann, prennent le pouvoir en Hongrie : ils remplacent l’ancien régime fasciste hongrois, qu’ils jugent trop « modéré » à l’égard des Juifs. Il faut noter l’acharnement de ces gens : en 1944, dernière année de la guerre, les Allemands battent en retraite sur tous les fronts, et un homme comme Eichmann sait fort bien que la partie est perdue pour le Reich. Pourtant, avec une opiniâtreté dont la scélératesse le dispute au fanatisme, il décide de déporter un maximum de Juifs afin de les exterminer avant la victoire des Alliés. Le crime organisé, le génocide systématique entament alors la pire des courses contre la montre : celle de l’horreur qu’il faudra pouvoir pratiquer jusqu’au tout dernier instant.
En Hongrie, alors, il y a quatre cent trois mille Juifs, dont seize mille réfugiés venus d’Autriche, de Slovaquie et de Pologne.
« Un jour, raconte Giorgio Perlasca, j’arrive à la légation d’Espagne à Budapest, et je vois une foule immense qui se presse devant la porte. Dans cette foule, beaucoup de femmes, d’enfants : je les interroge et j’apprends qu’ils sont tous juifs et qu’ils cherchent par tous les moyens à échapper aux rafles d’Eichmann.
— Mais pourquoi ces Juifs s’étaient-ils rassemblés à la légation d’Espagne ?
— Ils désiraient, me répond Giorgio
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