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La force du bien

La force du bien

Titel: La force du bien Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marek Halter
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ma poche, la liste des cinq Justes pour lesquels je suis venu : cinq Polonais qui, m’a-t-on dit, ont sauvé des Juifs pendant la guerre. Sans que je l’aie prémédité, mes pas vont d’abord me conduire droit à la rue de mon enfance, la rue Smocza.
    Au vrai, que suis-je venu chercher, ici, dans cette Pologne où je suis né et où les Juifs vécurent pendant plus de mille ans ?
    La présence des Juifs en Pologne est signalée depuis le VII e siècle. La Chronique de maître Vincent (Kadeluba) laisse penser que, vers 1170-1180, les Juifs, placés sous la protection du roi, étaient déjà nombreux à Cracovie – et cela à une époque où ils étaient persécutés presque partout ailleurs en Europe.
    Trois millions et demi de Juifs, soit dix pour cent de la population de ce pays, vivaient en Pologne avant la guerre. Cent mille seulement, dont la majorité avait pu s’enfuir et trouver refuge en Union soviétique, ont survécu aux persécutions nazies. Il n’en reste aujourd’hui que huit mille, pour la plupart âgés et malades. Cette présence juive a pourtant laissé des traces indélébiles dans la littérature polonaise classique et dans les manuels d’histoire…
    Mais de ma rue, de mon quartier, de ma ville, il ne reste plus rien. Tout a été détruit. Tout a été reconstruit après la guerre. N’importe comment. Sur les décombres non déblayés. Cette partie de la ville, durant des siècles, constitua le quartier juif. Le sol en est surélevé. Quelques marches, ou une pente abrupte, en délivrent l’accès. Suivant l’immémoriale coutume, les maisons des vivants se sont empilées sur les maisons des morts. Cette pente, ces quelques marches signalent qu’en dessous gît un monde englouti. Un monde complet, avec ses cours, ses bureaux, ses boutiques, ses ateliers, ses bibliothèques, ses rues et ses ruelles, ses escaliers, ses lavoirs, ses puits, ses fontaines, ses écoles.
    De la rue Smocza, il ne reste qu’une plaque émaillée sur un pan de mur. Les seuls repères tangibles de mon lieu de naissance sont donc cette plaque portant le nom de la rue ainsi que cette église de briques rouges plutôt banale, sinon laide, que les bombes ont épargnée et que je voyais, enfant, depuis notre balcon.
    Mais où, ce balcon ? Où, l’ancienne rue ?
    Ce monde englouti recèle en son creux un malaise, une absence sonore : celle d’une langue, ma langue maternelle, le yiddish. Oui, je ressens ce silence comme une plaie vive, comme un manque.
    Le yiddish ! Je parle du yiddish quand nul ou presque ne le pratique en Pologne aujourd’hui. Et pourtant…
    Avant guerre, certains villages, certaines régions de Pologne étaient juifs à cent pour cent. Varsovie, ma ville natale, comptait près d’un million d’habitants, dont trois cent soixante-huit mille Juifs, avec leurs écoles primaires et leurs yeshivot, six compagnies théâtrales, des quotidiens, des revues, une quinzaine de maisons d’édition et autant de partis politiques. Et ces femmes et ces hommes pensaient, parlaient, écrivaient en langue yiddish.
    De l’Alsace à l’Oural, le yiddish était alors la langue de dix millions de personnes, une langue vivante dans laquelle des êtres chantaient, pleuraient, riaient, et surtout rêvaient du salut de toute l’humanité.
    Lien indispensable entre l’Orient et l’Occident, entre les nations et l’universel, intelligence qui traversait toutes les recherches scientifiques et toutes les batailles politiques : ce monde, cette langue et le monde de cette langue, on avait fini par les croire immortels.
    Pourtant, il me suffit de poser les yeux sur l’étendue de l’ancien Ghetto et d’écouter ce silence de ma langue maternelle alentour pour constater qu’ici, avec les rues et les maisons de jadis, l’immortel lui aussi a été englouti.
     
    Je m’approche d’une façade, je frappe. La porte s’ouvre. Une matrone que je n’ai jamais vue me toise. Je lui demande s’il y a des Juifs dans ce quartier. Son visage se ferme :
    « Des Juifs ? Connais pas. »
    Cette femme, outre sa glaciale raideur, assène un constat. Des Juifs, on ne trouve ici plus trace que dans quelques cimetières à l’abandon et sur les sites des camps de concentration.
    Plus de trois millions de personnes assassinées en trois ans, et même leurs cimetières meurent !
    Pourtant, c’est en visitant l’un de ces cimetières juifs en ruine, qui n’intéressent presque plus personne en Pologne aujourd’hui,

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