La force du bien
humanistes.
Il y aussi les solidaires : ils sauvaient des Juifs pour aider des persécutés, mais aussi pour s’opposer de cette manière au pouvoir nazi.
Une quatrième catégorie s’impose, celle des charitables . Elle comprend des individus qui, animés par la pitié, accomplissaient des gestes ponctuels de charité – en jetant, par exemple, des morceaux de pain aux malheureux. On peut expliquer ce type de geste envers un malheur dont nous sommes témoins par la présomption qu’un tel malheur pourrait un jour nous atteindre nous-mêmes, ou frapper quelqu’un des nôtres.
Il y a enfin ces hommes et ces femmes, les plus nombreux, que j’appellerai les humanistes passifs . Il s’agit de gens qui, à l’instar du professeur Gabrieli, n’avaient ni le courage ni des motivations personnelles ou politiques assez fortes pour participer eux-mêmes au sauvetage des Juifs. Mais – habitant le même village, la même rue ou le même immeuble que les sauveteurs dont ils connaissaient l’identité, ainsi que les endroits où ils cachaient les Juifs – ils auraient pu, comme l’exigeait la loi de l’époque, les dénoncer. Or ils ne l’ont pas fait : la compassion, en eux, leur interdisait cette infamie. La pitié ne va sans doute pas loin, mais sa présence en l’homme, y compris chez le plus borné, est préférable à une insensibilité de brute.
À ce stade de mes observations, une évidence s’impose – et une nouvelle question : il me faut en effet admettre que sans l’action, limitée, minoritaire, certes, mais bien réelle, de ces différentes catégories d’individus, les Justes n’auraient peut-être pas pu mener leur tâche à bien – mener le Bien… à bien. Mais ne peut-on, en retour, se demander ceci : sans l’existence de ces Justes, sans l’exemple de leur comportement au quotidien, tous les autres, tous ceux que je viens d’évoquer, auraient-ils ressenti la nécessité d’accomplir leur geste ? En auraient-ils eu l’audace ?
Le Mal, on ne le sait que trop, est contagieux. Le Bien, lui, le serait-il aussi ?
57.
Difficile, en Italie, d’interroger des gens à propos des Justes sans que l’on vous parle de Giorgio Perlasca, un Italien engagé auprès de Franco en Espagne, et qui a sauvé des milliers de Juifs en Hongrie, à Budapest.
Les Italiens sont fiers de Giorgio Perlasca. Des articles ont paru à son sujet, puis un livre. Mais, longtemps, personne n’a su où il était, comment il vivait, ni même s’il vivait encore ! C’est grâce à la direction de la communauté juive de Milan que j’ai retrouvé sa trace : il vit à Padoue, me dit-on. Arrivé à Padoue, j’apprends que, non, il n’y est pas, mais que je le trouverai à la pension Pace, près du lac d’Iseo, où, paraît-il, il passe ses vacances… Je me remets donc en route.
Les pneus de la voiture crissent sur le gravier de l’entrée de la pension Pace, la pension de la Paix. Je me trouve près de Lovère. Non loin, le lac d’Iseo scintillait hier encore sous les feux du soleil. Aujourd’hui, pourtant, il pleut, et cette maison de repos pour personnes âgées doit délaisser son parc et son jardin fleuris. Ses hôtes se voient contraints au repli à l’intérieur du salon principal, au rez-de-chaussée. Parmi eux, retiré là en compagnie de son épouse, Giorgio Perlasca : c’est cet homme que je suis venu voir.
J’ignore alors que l’entretien que ce Juste va m’accorder sera le dernier. Giorgio Perlasca est mort quelque temps après ma visite à la pension Pace. Ses propos, ainsi que les images vidéo de lui qui vont être tournées lors de notre rencontre, constituent désormais des documents irremplaçables. Dans le salon de cette pension où tout le monde s’est replié, notre discussion est la cible de tous les regards. À la demande de Giorgio Perlasca, nous parlons espagnol : il est agacé par la présence de certains pensionnaires et veut se soustraire à leur curiosité… Il est vrai qu’en Italie il est devenu – quoique fort longtemps après les faits – un personnage. Comme en Suède pour Wallenberg, perçu comme Juste parmi les Justes, et avec lequel Perlasca a eu partie liée à Budapest pendant la guerre.
Cheveux grisonnants très courts taillés en brosse, Giorgio Perlasca répond sans détour à mes questions. Dans son regard couve une manière de défi ou d’ironie voilée. Parfois, il incline la tête sur le côté en signe de complicité ou en
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