La force du bien
nazis, furieux d’être privés d’une partie de leurs proies, vont envoyer un télégramme au ministère des Affaires étrangères à Madrid : pris d’un doute à son encontre, ils veulent faire vérifier l’accréditation officielle de Giorgio Perlasca auprès de la légation d’Espagne à Budapest. Ce télégramme demande même si Perlasca est autorisé par le gouvernement espagnol à intervenir en faveur des Juifs…
Or il faut se souvenir ici que Giorgio Perlasca agissait de sa seule initiative, « squattant » en quelque sorte la légation d’Espagne et utilisant documents et cachets officiels pour confectionner les fameuses cartes de réfugié qui permettaient aux Juifs de Hongrie d’échapper aux nazis… Que les autorités de Madrid envoient une réponse disant la vérité – à savoir : Giorgio Perlasca n’est rien au plan diplomatique, il ne représente en aucune façon le gouvernement espagnol – et c’en était fait de lui et de son action ! Les milliers de Juifs qu’il cachait dans ses différentes « propriétés diplomatiques » espagnoles à Budapest auraient aussitôt été pris et déportés.
« En vérité, avoue Giorgio Perlasca en souriant, je n’avais aucun contact avec le gouvernement espagnol… »
Des jours et des jours, me dit-il, il a prié Dieu pour que le télégramme se perde, pour que jamais une réponse ne parvienne d’Espagne… Au bout de deux semaines d’angoisse, une réponse arrive du ministère des Affaires étrangères – c’est une aubaine, un coup de chance, un miracle ! Le texte, non signé comme c’est la règle en matière diplomatique, mais engageant bel et bien le gouvernement de Madrid, dit en substance : « L’action de M. Giorgio Perlasca est tout à fait conforme à nos recommandations. Il est vivement encouragé à la poursuivre . »
La main anonyme qui, de Madrid, a rédigé cette extraordinaire réponse est celle d’un Juste inconnu, d’un soldat inconnu du Bien. Ce fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères de l’époque a contribué, par son geste décisif, à protéger et à conforter l’entreprise de sauvetage mise au point par Giorgio Perlasca en Hongrie ; en rédigeant ce simple télégramme, il a sauvé des milliers de Juifs que recueillait Perlasca. Celui-ci, en liaison avec le groupe des Cinq et Raoul Wallenberg, a pu continuer de peser sur Eichmann tout en mettant d’autres Juifs hors de portée de ses tueries.
« Avez-vous revu Raoul Wallenberg ?
— Bien sûr. La dernière fois, après notre entrevue avec le Premier ministre hongrois, il m’avait demandé s’il pouvait se réfugier à la légation d’Espagne, car il se sentait lui-même en danger. Je lui ai répondu oui, et j’ai proposé de l’y emmener tout de suite avec moi. Il m’a dit : “ Non. Pas maintenant. Je viendrai plus tard, dans la soirée. ” Je ne l’ai jamais revu.
— Et Adolf Eichmann ?
— Je l’ai rencontré cinq ou six fois. Nous parlions de la question juive. Cela se passait dans les réunions avec les diplomates du groupe des Cinq, comprenez-vous ?»
Ainsi Giorgio Perlasca a-t-il pu soustraire cinq mille deux cents Juifs aux trains de la mort qu’Eichmann remplissait à la hâte avec une glaciale détermination juste avant que les Soviétiques n’arrivent. (Et le même Eichmann, lors de son procès à Jérusalem, en 1962, osera répondre quinze fois « non coupable » aux quinze articles de l’acte d’accusation de crime contre l’humanité !)
L’ensemble des bâtiments appartenant aux légations étrangères de Budapest donnera refuge à vingt-cinq mille Juifs hongrois. Sur les quatre cent trois mille personnes que comptait la communauté juive de Hongrie, plus de la moitié pourra échapper à la mort, souvent grâce à des hommes comme Giorgio Perlasca.
« Avez-vous revu certains de ceux que vous avez sauvés ?
— Oui, j’en ai retrouvé à Budapest, en Israël et en Amérique. Certains viennent me rendre visite. Ils sont âgés… Je vois des personnes de soixante, soixante-dix ans qui sont surprises que je ne les reconnaisse pas. Mais je les ai croisées quand elles avaient dix, quinze, vingt ans !
— Vous-même, quel âge avez-vous aujourd’hui ?
— Quatre-vingt-deux ans et demi…
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi avoir sauvé des Juifs que vous ne connaissiez même pas ?»
Giorgio Perlasca me regarde d’un oeil amusé.
« Vous me le demandez ?…
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