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La force du bien

La force du bien

Titel: La force du bien Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marek Halter
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fallait changer d’endroit. Nous sommes donc rentrés à Rome, mais avec de vrais-faux papiers, sous de faux noms. Nous nous appelions “ Macchia ”, et non plus Modigliani. Il y avait, à l’état civil, une organisation qui fournissait des faux papiers aux maquisards et aux Juifs.
    — Et c’est ainsi que vous êtes devenus les voisins du professeur Gabrieli ?
    — Oui. Nous ne sommes pas retournés chez nous, mais dans l’appartement d’amis à nous, des Juifs, qui nous l’avaient laissé, eux-mêmes ayant trouvé refuge dans un couvent. Et dans cet immeuble vivait donc le professeur. Personne ne connaissait notre véritable identité, ni le lieu d’où nous venions. Mais il s’était créé une sorte de sympathie silencieuse.
    — Et le professeur Gabrieli, à ce moment-là ?
    — Je connaissais mieux ses enfants. Giovanino, en particulier : il avait neuf ans, j’en avais six, et nous jouions ensemble avec les autres gamins de l’immeuble. Et je me souviens de son père : très austère, sévère, un professeur… Ensuite, j’ai appris que c’était l’un des plus grands experts de littérature arabe en Italie. Il me taquinait en m’appelant “ Macchiolino ”…
    — Entre vos parents et le professeur Gabrieli, quel type de rapports y avait-il ? Savait-il que vous étiez juifs ?
    — En réalité, il n’a jamais dit qu’il avait découvert notre identité. Il en avait sans doute eu l’intuition, mais il n’avait pas de preuves. Sinon, peut-être, notre accent, qui n’était pas celui de Pescara, dont nous disions venir, mais bel et bien de Rome. Mais il connaissait Pescara… Là, il avait deviné quelque chose. Au début de juin 1944, quand les Allemands se sont enfuis et que les Américains ont fait leur entrée à Rome, tout le monde, dans la joie, a enfin pu se parler, se confier…. Chacun a révélé son identité, et mon père a dit son nom au professeur Gabrieli. Je me rappelle : ils étaient sur la terrasse, et le professeur a murmuré : “ Oui, oui… J’avais compris qui vous étiez. ”
    — C’est la seule fois où le professeur et votre père ont parlé de votre situation et de votre identité juive ?
    — Oui. Tout à fait. Vous savez, de notre côté, outre la peur d’être dénoncés, nous avions le souci de ne pas compromettre ces personnes pour lesquelles nous avions une grande sympathie.
    — Est-ce que vous avez revu le professeur Gabrieli, depuis ?
    — Non, mais j’ai rencontré sa fille, qui travaille au Parlement.
    — Est-ce que vous pensez que l’attitude du professeur correspond plutôt au Bien, ou plutôt au Mal ? Que dire de quelqu’un qui n’a rien fait, ni pour ni contre vous ?
    — Voyez-vous, je crois que c’était plutôt bien. Parce que ne rien faire contre nous, c’était déjà beaucoup. Agir contre nous était obligatoire. Donc, ne rien faire, c’était déjà défier la loi et les autorités. Ne rien faire, c’était sans aucun doute faire le bien. Il y avait une sorte de sympathie silencieuse qui s’était établie entre nous – et ça nous aidait, ça nous donnait de l’espoir. »
    Enrico Modigliani se trouble, mais il poursuit son évocation d’une voix qui, par instants, se met à trembler.
    « Voyez-vous, je suis toujours très ému quand je pense à cette période, et j’ai du mal à dominer cette émotion… »
     
    Après cette double entrevue, une série d’hypothèses me viennent à l’esprit. Et, d’abord, peut-on considérer le Bien, avec ses manifestations de solidarité humaine, de la même manière que le Mal, avec son cortège de culpabilités ?
    J’ai déjà évoqué les quatre degrés de culpabilité établis par Karl Jaspers à propos des crimes commis de par le monde. Dans cette optique, mais en inversant sa perspective, je me suis demandé quels pouvaient être les différents degrés, les différentes catégories repérables dans l’attitude positive des hommes durant la dernière guerre mondiale.
    Il y a d’abord les Justes  : ces hommes et ces femmes dont la solidarité concrète à l’égard des autres paraît si naturelle qu’à la limite on pourrait la croire instinctive. Elle relève de ce que Spinoza appelle une conduite droite de la vie .
    Il y a ceux que j’appellerai les humanitaires , engagés, eux, dans des réseaux politiques, sociaux, culturels, religieux. Leur action de sauvetage des Juifs s’appuyait sur une volonté, une conviction, une tradition

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