La force du bien
comme une manifestation de la barbarie la plus ignoble de l’Europe.
— En 1943, avec votre famille, vous habitiez un autre quartier de Rome, Monteverde. Vous connaissiez la famille Modigliani ? Ils étaient vos voisins ?
— Non, non. Nous ne les connaissions pas ! Cette famille, qui se faisait appeler “ Macchia ”, et dont nous n’avons connu qu’après la guerre le véritable nom, était arrivée dans notre immeuble en septembre 1943, après l’invasion allemande.
— Vous doutiez-vous qu’il s’agissait d’une famille juive ?
— Ah !… En effet, oui, je pensais qu’ils devaient être juifs. Mais nous ne leur avons jamais posé la question. Il y avait bien quelques indices… Ils disaient venir de Pescara. Nous en venions nous-mêmes. Or ils n’avaient pas l’accent de Pescara, mais celui de Rome ; ça nous laissait un peu perplexes…
— Quels étaient vos rapports avec eux ?
— Des rapports de bon voisinage… Et cette souffrance que nous partagions tous par rapport à la situation du moment, par rapport à la guerre. Dans l’immeuble habitait aussi un responsable de la Résistance, Fuliolari, avec qui nous entretenions des rapports cordiaux. Chez lui, c’était une sorte de refuge pour ses amis, ou plutôt… pour toutes ces personnes qui sont devenues des amis en ces temps-là.
— Vous aviez peur pour eux ? Redoutiez-vous que les SS n’arrivent dans l’immeuble pour les arrêter ?
— Oui, nous avions peur. Nous ignorions s’ils couraient un danger. Nous n’étions pas sûrs… Donc, peut-être, d’un point de vue égoïste, nous avons eu peur pour nous-mêmes.
— Et la Libération ?
— Le 1 er juin 1944, grâce à la supériorité militaire des Alliés, la Libération a été accueillie avec soulagement par la presque totalité de la population romaine. Je me souviens du dernier jour de l’Occupation allemande, de ces camions allemands qui remontaient la via Aurelia pour quitter Rome. C’était une explosion de joie, après tous ces mois, toutes ces horribles années !
— Par la suite, avez-vous retrouvé la famille Modigliani ?
— Oui, quelque temps après la Libération, je suis allé leur rendre visite à leur nouvelle adresse. Puis nous nous sommes perdus de vue. Et maintenant, je veux dire ces temps-ci, j’ai appris que M. le député Enrico Modigliani a reconnu ma fille, qui travaille dans les services de la Chambre des députés. Mais je n’ai pas eu l’occasion de revoir Enrico Modigliani.
— Monsieur Gabrieli, j’ai une surprise pour vous : Enrico Modigliani va venir vous voir. Il m’a dit qu’après tant d’années il avait envie de vous rencontrer, de vous retrouver.
— Ce sera pour moi un plaisir et une joie. Il était un enfant, à l’époque. Je dois dire que ce sera une grande émotion, même, de revoir quelqu’un qui a vécu avec nous, avec moi, avec notre famille, il y a maintenant cinquante ans, dans une période aussi tragique, aussi dangereuse !»
Cette rencontre aura lieu, et se déroulera en toute cordialité, dans la gentillesse et les effusions. Mais il me faudra d’abord, avec Enrico Modigliani, évoquer cette même période, tragique et dangereuse, durant laquelle il a vécu dans l’immeuble où habitait le professeur Gabrieli.
Enrico Modigliani est un homme calme et doux. Le front, dégarni en haut, s’orne d’une chevelure blanche taillée presque ras et prolongée d’un collier de barbe à l’identique encadrant un visage chaleureux. Il a, sur les événements de l’époque, le regard de l’enfant qu’il était alors :
« Au moment de l’Occupation allemande, j’avais six ans.
— Vous vous souvenez bien de cette période ?
— Je me souviens bien mieux de ce qui s’est passé pendant ces jours-là que de la suite !
— Comment avez-vous pu survivre, vos parents et vous ?
— Nous habitions Rome, mais, à l’époque, nous nous cachions à la campagne. Après la chute du fascisme, le 25 juillet, nous sommes restés à la campagne et nous y étions encore quand les Allemands ont envahi l’Italie, le 8 septembre. Et mon père a eu l’intuition de rester là, de ne pas rentrer chez nous. C’est ce que nous avons fait jusqu’au 16 octobre, jusqu’à la déportation des Juifs. Nous avons appris que les Allemands étaient venus nous chercher à la maison, à Rome. Alors nous nous sommes enfuis : dans la campagne, nous étions connus, on nous aurait vite retrouvés. Il
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