La force du bien
nazis coupables de milliers d’assassinats, ils ne se déclarent responsables de rien, arguant n’avoir fait qu’obéir aux ordres. Mais les Justes, les sauveteurs, les bons, se reprochent, eux, et leur vie durant, de n’avoir pas pu faire davantage.
Lorsque je prends congé d’Iréna Sendler, je repense à l’une de ses premières phrases : « Tendre la main à quelqu’un qui a besoin d’aide ? Mais… c’est normal !»
Par ce geste « normal », elle a risqué sa vie des dizaines, des centaines de fois. Par ce geste « normal », deux mille cinq cents enfants ont survécu. Et elle se reproche de n’avoir pu faire plus…
Mystère, profond mystère que le sens du Bien !
« Jette ton pain sur la surface des eaux, tu le retrouveras dans la suite des jours », dit l’Ecclésiaste. En effet, quelques mois plus tard, lors de la présentation de mon film, Les Justes , en Israël, je rencontre par hasard une amie de Pologne, Wanda Elsner, une éducatrice miraculeusement rescapée du Ghetto que j’avais connue en Pologne après la guerre.
« Tu as filmé Iréna Sendler, me dit-elle.
— Oui.
— Elle t’a parlé de son amie Eva, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Eva était ma soeur. »
Je reste sans voix.
« Nous préparions ensemble, continue Wanda, les listes des enfants qu’Iréna devait sortir du Ghetto… »
Accoudée au bar d’un café, Wanda parle. C’est une femme âgée aujourd’hui. Elle parle du Varsovie d’antan, d’Israël, d’Iréna… Le Varsovie de mon enfance resurgit devant mes yeux. Je retrouve même l’odeur de pain frais et de hareng salé qui remplissait alors les cages d’escalier de ses immeubles vétustes et leurs grandes cours carrées.
J’écoute Wanda… Ce livre est d’abord consacré aux Justes, mais aussi, selon le mot de Paul Ricoeur, aux épargnés , à ceux qui ont été sauvés par les Justes. Le témoignage des uns peut-il nous guider dans le labyrinthe du Bien sans le témoignage des autres ? Non, bien sûr. Leurs paroles réunies peuvent seules nous dire si, tout compte fait, la bonté est plus profondément ancrée que le Mal dans le coeur des hommes.
4.
Pologne toujours : après avoir quitté Iréna Sendler, je décide de me rendre à Plody, dans l’un des couvents auxquels Iréna confiait ses protégés. Je consulte mes notes : le couvent est mentionné par Margaret Acher, cette Juive polonaise qui, à Paris, m’a raconté son histoire. Elle et sa soeur, très jeunes, y ont été recueillies par une religieuse, une Juste, à qui elles doivent la vie : soeur Ludovica. Elles sont restées en relation. Je tiens les deux maillons de la chaîne : l’être sauvé, l’être qui sauve.
D’abord, la rescapée : Margaret Acher est une personne menue, volubile, au regard vif et passionné. Née en 1930 à Paris, où ses parents faisaient leurs études, Margaret accomplit les siennes entre Varsovie et Paris. Elle appartient à une famille juive de Pologne, une famille juive « assimilée » : chez elle, on ne connaît pas l’hébreu, on ne parle pas un mot de yiddish, on n’observe pas les fêtes juives, dont on se souvient à peine. Sa mère, par prudence, a même fait baptiser ses filles, qui sont donc catholiques. Les amis de la famille sont des intellectuels polonais catholiques. Son père, brillant avocat, a été officier dans l’armée polonaise.
En 1939, toute la famille séjourne à Paris lorsque le grand-père, lui aussi avocat, meurt à Varsovie. Il faut retourner en Pologne pour les obsèques. Les Allemands arrivent… et les Acher sont pris au piège du Ghetto. Impossible de repartir. Impossible de regagner la France. En rendant l’âme, le malheureux grand-père avait entraîné les siens dans une redoutable aventure.
À l’intérieur du Ghetto, ces Juifs aisés, à demi catholiques, ignorant le yiddish, oublieux de l’hébreu, seront plutôt mal considérés. Ils ont cependant quantité d’amis influents, haut placés – parmi lesquels le procureur de la République –, qui, là-bas, en ville, pourraient les aider. Mais la petite Margaret, qui a dix ans, pose un problème : il est difficile à une famille polonaise de l’héberger, sinon en la cachant de tous en permanence. C’est qu’elle a, selon ses propres paroles, un mauvais visage . Expression terrible, qui relève de la malédiction. Un mauvais visage, c’est-à-dire un visage sémite, immédiatement repérable.
« Je le
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