La force du bien
souterrains… »
3.
… Oui, il était possible de braver l’interdit, de sortir du Ghetto. Mais suffisait-il d’ôter son étoile jaune et, faux papiers en poche, de marcher d’un air dégagé ? Ensuite, où aller ? Il fallait des amis sûrs, ou un réseau fidèle qui offrirait adresses, cachettes et relais. Beaucoup, parmi les Juifs du Ghetto, le savaient : ils n’auraient pas fait dix pas dehors sans être arrêtés – deux mille ans d’exil n’avaient pas atténué le noir de leur chevelure, si vite repérable au milieu des têtes blondes de la foule polonaise.
« Et les enfants, madame Sendler, comment les récupériez-vous ?
— Dans le cadre de notre action sociale, mon amie Eva travaillait avec les dirigeants de la communauté juive, qui nous donnaient les adresses des familles nécessiteuses, et j’y allais. Imaginez : j’arrivais chez des gens qui ne m’avaient jamais vue, et je leur annonçais que je pouvais sauver leur enfant. Tous, ils me posaient la même question : pouvais-je leur garantir que leur fils ou leur fille survivrait ? Mais il n’y avait nulle garantie. Je n’étais pas même sûre de sortir vivante du Ghetto. Certains parents se méfiaient, et refusaient de laisser partir leur enfant. Je revenais le lendemain dans l’espoir de les convaincre, et parfois leur immeuble était détruit. Les nazis y avaient mis le feu, pour le plaisir de voir brûler des Juifs. Mais le plus souvent on me confiait l’enfant. Le père, la mère, les grands-parents pleuraient, et j’emmenais le petit. Quelle tragédie, chaque fois ! Les enfants, séparés de leurs mères, ne cessaient de sangloter tout le long du chemin, et nous aussi nous pleurions. Pour éviter que leurs pleurs n’alertent les nazis, notre chauffeur avait trouvé une solution : dans l’ambulance, il emmenait un chien féroce. À l’approche des gardes, on lui marchait sur la patte et ses aboiements couvraient les cris des enfants… »
J’écoute Iréna Sendler. Les murs jaunes de son appartement s’effacent, et je l’imagine à l’époque, à l’âge de trente ans, des larmes plein les yeux, faisant hurler un dogue pour tromper les SS. Tant de courage, tant de ruse pour que ses protégés passent, sauvés par un chien méchant… Je pense à tous ceux que d’autres chiens ont traqués, débusqués devant des mitraillettes.
Iréna Sendler poursuit :
« Nous n’étions pas héroïques. C’étaient les enfants juifs qui étaient les véritables héros. Avant leur départ, les parents leur expliquaient : “ Écoute bien. Tu ne t’appelles pas Rachel, mais Roma. Ton nom n’est pas Isaac, mais Yacek. Répète. Répète dix fois, cent fois, mille fois. Et ta soeur et toi, vous êtes polonais. ” Pour pouvoir survivre, ils apprenaient ainsi à renier leur nom, leur famille, leurs parents. Oui, ce sont eux, les héros. Après toutes ces années, je les entends encore, en rêve, apprenant en pleurant leur nouvelle identité avant d’être séparés de leurs parents…
« Avec des amies, j’ai mis sur pied quatre maisons d’aide sociale où ils restaient le temps nécessaire – des jours, des semaines, des mois entiers – pour surmonter l’état de choc où cette situation les avait plongés. On leur réapprenait même à rire. Alors seulement on pouvait les placer. Parfois dans des familles d’accueil, mais le plus souvent dans des couvents, avec la complicité des mères supérieures. Jamais on ne m’a refusé un enfant. Je les plaçais chez soeur Nipokolanski, chez les soeurs visiteuses du Christ, et au couvent de Plody. Nous avions aussi une maison au 96, rue Leszno où nous abritions quelques mères évadées du Ghetto. Il fallait beaucoup d’argent pour les entretenir tous et toutes. À partir de 1942, les Allemands nous ont contrôlés de près, et nous ne pouvions plus utiliser les fonds de l’aide sociale. Heureusement, à l’automne de la même année s’est créée Zégota, une association socialiste de résistance qui voulait bien aussi aider les Juifs. Zégota disposait de fonds qui provenaient du gouvernement polonais en exil à Londres. Le président de ce groupe de résistants est aujourd’hui ambassadeur de Pologne à Vienne. J’étais allée le voir. Il a aussitôt décidé de nous venir en aide.
— Iréna, lui dis-je, je n’arrive pas à comprendre. Comment avez-vous trouvé assez de Polonais pour accueillir autant d’enfants ?»
Ma question
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