La Guerre Du Feu
présence des hommes. Lorsqu’il approcha, il sut que la proie était là et l’espoir accéléra son souffle.
Les Oulhamr considéraient avec une palpitation la haute silhouette du carnivore. Depuis la fuite du mégacéros, toute la légende sinistre, tout ce qui fait trembler les vivants avait passé devant leurs prunelles. Dans le déclin rouge, ils voyaient le lion-tigre tourner autour du refuge ; son mufle fouillait les interstices ; ses yeux dardaient des lueurs d’étoiles vertes ; tout son être respirait la hâte et la faim.
Quand il arriva devant l’orifice par où s’étaient glissés les hommes, il se baissa, il tenta d’introduire la tête et les épaules ; et les Nomades doutèrent de la stabilité des blocs. À chaque ondulation du grand corps, Nam et Gaw se recroquevillaient, avec un soupir de détresse. La haine animait Naoh, haine de la chair convoitée, haine de l’intelligence neuve contre l’antique instinct et sa puissance excessive. Elle s’accrut lorsque la brute se mit à gratter la terre. Quoique le lion géant ne fût pas un animal fouisseur, il savait élargir une issue ou renverser un obstacle. Sa tentative consterna les hommes, si bien que Naoh s’accroupit et frappa de l’épieu : le fauve, atteint à la tête, poussa un rauquement furieux et cessa de fouir. Ses yeux phosphorescents fouillaient la pénombre ; nyctalope, il distinguait nettement les trois silhouettes, plus irritantes d’être si proches.
Il se remit à rôder, tâtant les issues ; toujours il revenait à celle par où s’étaient introduits les hommes. À la fin, il recommença à fouir : un nouveau coup d’épieu interrompit sa besogne et le fit reculer, avec moins de surprise que naguère. Dans sa tête opaque, il conçut que l’entrée du repaire était impossible, mais il n’abandonnait pas la proie, il gardait l’espérance que, si proche, elle n’échapperait point. Après une dernière aspiration et un dernier regard, il sembla ignorer l’existence des hommes ; il se dirigea vers la forêt.
Les trois Nomades s’exaltèrent ; la retraite parut plus sûre ; ils aspiraient délicieusement la nuit : ce fut un de ces instants où les nerfs ont plus de finesse et les muscles plus d’énergie ; des sentiments sans nombre, soulevant leurs âmes indécises, évoquaient la beauté primordiale ; ils aimaient la vie et son cadre, ils goûtaient quelque chose faite de toutes choses, un bonheur créé en dehors et au-dessus de l’action immédiate. Et, comme ils ne pouvaient ni se communiquer une telle impression ni même songer à se la communiquer, ils tournaient l’un vers l’autre leur rire, cette gaieté contagieuse qui n’éclate que sur le visage des hommes. Sans doute ils s’attendaient à voir le lion géant revenir, mais, n’ayant pas du temps une notion précise – elle leur eût été funeste –, ils goûtaient le présent dans sa plénitude : la durée qui sépare le crépuscule du soir de celui du matin paraissait inépuisable.
Selon sa coutume, Naoh avait pris la première veille. Il n’avait pas sommeil. Énervé par la bataille du tigre et du lion géant, il sentit, lorsque Gaw et Nam furent étendus, s’agiter les notions que la tradition et l’expérience avaient accumulées dans son crâne. Elles se liaient confusément, elles formaient la légende du Monde. Et déjà le monde était vaste dans l’intelligence des Oulhamr. Ils connaissaient la marche du soleil et de la lune, le cycle des ténèbres suivant la lumière, de la lumière suivant les ténèbres, de la saison froide alternant avec la saison chaude ; la route des rivières et des fleuves ; la naissance, la vieillesse et la mort des hommes ; la forme, les habitudes et la force des bêtes innombrables ; la croissance des arbres et des herbes, l’art de façonner l’épieu, la hache, la massue, le grattoir, le harpon, et de s’en servir ; la course du vent et des nuages ; le caprice de la pluie et la férocité de la foudre. Enfin, ils connaissaient le Feu – la plus terrible et la plus douce des choses vivantes – assez fort pour détruire toute une savane et toute une forêt avec leurs mammouths, leurs rhinocéros, leurs lions, leurs tigres, leurs ours, leurs aurochs et leurs urus.
La vie du Feu avait toujours fasciné Naoh. Comme aux bêtes, il lui faut une proie : il se nourrit de branches, d’herbes sèches, de graisse ; il s’accroît ; chaque feu naît d’autres feux ;
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