La Guerre Du Feu
biaisé et tentait une attaque de flanc. Le lion des cavernes s’arrêta pour recevoir l’assaut. Griffes et mufles s’emmêlèrent ; on entendit le claquement des dents dévorantes et les souffles rauques. Plus bas sur pattes, le tigre cherchait à saisir la gorge de l’ennemi ; il fut près d’y réussir. Des mouvements précis le rejetèrent ; il se trouva terrassé sous une patte souveraine, et le lion géant se mit à lui ouvrir le ventre. Les entrailles jaillirent en lianes bleues, le sang coula, écarlate, parmi les herbes, une épouvantable clameur fit trembler la savane. Et le lion-tigre commençait à faire craquer les côtes, lorsque la tigresse arriva. Hésitante, elle flairait la chair chaude, la défaite de son mâle ; elle poussa un miaulement d’appel.
À ce cri, le tigre se redressa, une suprême onde belliqueuse traversa son crâne, mais, au premier pas, ses entrailles traînantes l’arrêtèrent, et il demeura immobile, les membres défaillants, les yeux encore pleins de vie. La tigresse mesura par l’instinct ce qui restait d’énergie à celui qui avait si longtemps partagé avec elle les proies palpitantes, veillé sur les générations, défendu l’espèce contre les embûches innombrables. Une obscure tendresse secoua ses nerfs rudes ; elle sentit, en bloc, la communauté de leurs luttes, de leurs joies, de leurs souffrances. Puis la loi de la nature l’amollit ; elle sut qu’une force plus terrible que celle des tigres se tenait devant elle et, frémissante du besoin de vivre, avec une sourde plainte, un long regard en arrière, elle s’enfuit vers la futaie.
Le lion géant ne l’y suivit point ; il goûtait la suprématie de ses muscles, il aspirait l’atmosphère du soir, l’atmosphère de l’aventure, de l’amour et de la proie. Le tigre ne l’inquiétait plus ; il l’épiait, cependant, il hésitait à l’achever, car il avait l’âme prudente et, vainqueur, craignait d’inutiles blessures...
L’heure rouge était venue ; elle coula par la profondeur des forêts, lente, variable et insidieuse. Les bêtes diurnes se turent. On entendait par intervalles le hurlement des loups, l’aboi des chiens, le rire sarcastique de l’hyène, le soupir d’un rapace, l’appel clapotant des grenouilles ou le grincement d’une locuste tardive. Tandis que le soleil mourait derrière un océan de cimes, la lune immense se hissa sur l’orient.
On n’apercevait d’autres bêtes que les deux fauves : l’urus avait disparu pendant la lutte ; dans les pénombres, mille narines subtiles connaissaient les présences redoutables. Le lion géant sentait une fois de plus la faiblesse de sa force. La proie sans nombre palpitait au fond des fourrés et des clairières, et, pourtant, chaque jour, il lui fallait craindre la famine. Car il portait avec lui son atmosphère : elle le trahissait plus sûrement que sa démarche, que le craquement de la terre, des herbes, des feuilles et des branches. Elle s’étendait, acre et féroce ; elle était palpable dans les ténèbres et jusque sur la face des eaux, elle était la terreur et la sauvegarde des faibles. Alors, tout fuyait, se cachait, s’évanouissait. La terre devenait déserte ; il n’y avait plus de vie ; il n’y avait plus de proie ; le félin semblait seul au monde.
Or, dans la nuit approchante, le colosse avait faim. Chassé de son territoire par un cataclysme, il avait passé les rivières et le fleuve, rôdé par les horizons inconnus. Et maintenant, une nouvelle aire conquise par la défaite du tigre, il tendait la narine, il cherchait dans la brise l’odeur des chairs éparses. Toute proie lui parut lointaine ; il percevait à peine le frôlis des bestioles cachées par l’herbe, quelques nids de passereaux, deux hérons juchés à la fourche d’un peuplier noir, et dont la vigilance ne se fût pas laissé surprendre, même si le félin avait pu escalader l’arbre ; mais, depuis qu’il avait atteint toute sa stature, il ne grimpait que sur des troncs bas et parmi des branches épaisses.
La faim le fit se tourner vers cette onde tiède qui coulait avec les entrailles du vaincu ; il s’en approcha, il la flaira : elle lui répugnait comme un venin. Impatient, il bondit sur le tigre, il lui broya les vertèbres, puis il se mit à rôder.
Le profil des pierres erratiques l’attira. Comme elles étaient à l’opposite du vent et que son odorat ne valait pas celui des loups, il avait ignoré la
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