La Guerre et la Paix - Tome III
lui ; mais personne ne fit la moindre remarque.
« Elle est venue à point, celle-là ! dit Platon en arrangeant la chemise, pendant que le Français passait ses bras dans les manches, tout en examinant attentivement la couture. Vois-tu, mon ami, ce n’est pas un atelier ici, nous n’avons pas ce qu’il nous faut pour coudre, et tu sais que, même pour tuer un pou, il faut un outil.
– C’est bien, c’est bien, merci… mais vous devez avoir encore de la toile ? demanda le Français.
– Elle sera encore mieux lorsque tu l’auras portée, continua Platon en admirant son ouvrage.
– Merci, mon vieux, mais le reste ? »
Pierre, qui voyait que Platon ne tenait pas à comprendre le Français, ne se mêlait pas de leur conversation. Karataïew remerciait pour son salaire, et le Français insistait pour avoir ce qui restait de la toile ; Pierre se décida enfin à traduire à Platon la demande du soldat :
« Qu’a-t-il besoin du restant ? Il pourrait nous servir ; mais enfin puisqu’il y tient… » Et Karataïew tira à contre-cœur de dessus sa poitrine un petit paquet de chiffons proprement noué, le lui donna sans dire mot et tourna sur ses talons.
Le Français regarda les chiffons, comme s’il délibérait avec lui-même, interrogea Pierre des yeux, et tout à coup dit en rougissant :
« Platoche, dites donc, Platoche, gardez ça pour vous, » et, le lui rendant, il s’enfuit.
« Et l’on dit que ce ne sont pas des chrétiens, il y a là pourtant une âme ! Les vieux ont bien raison de dire que la main moite est donnante, et que la main sèche ne l’est pas… il est nu, lui, et pourtant il m’en a fait cadeau… C’est égal, mon ami, ça nous profitera… » Et il rentra en souriant dans la baraque.
XII
Quatre semaines s’étaient écoulées depuis que Pierre était prisonnier, et, bien que les Français lui eussent proposé de le faire passer de la baraque des soldats dans celle des officiers, il n’y consentit pas. Pendant tout ce temps il eut à subir les plus grandes privations, mais sa forte constitution et sa belle santé les lui rendirent presque insensibles, d’autant plus qu’elles se produisirent graduellement, et qu’il les supportait même avec une certaine joie. Il se sentit enfin pénétré de cette paix de l’âme, de ce contentement de soi-même, que jusque-là il avait en vain appelés de tous ses vœux. C’est ce qui l’avait si vivement frappé dans les soldats à Borodino, et ce qu’il avait inutilement cherché dans la philanthropie, dans la franc-maçonnerie, dans les distractions de la vie mondaine, dans le vin, dans l’héroïsme du sacrifice, dans son amour romanesque pour Natacha, et tout à coup les terreurs de la mort, les privations et la philosophie résignée de Karataïew firent naître en lui cet apaisement et ce contentement intérieur qui lui avaient toujours fait défaut. Les épouvantables angoisses qu’il avait éprouvées pendant qu’on fusillait ses compagnons d’infortune avaient chassé à tout jamais de son esprit les pensées inquiètes et les sentiments auxquels il attribuait jusque-là tant d’importance. Il ne pensait plus ni à la Russie, ni à la guerre, ni à la politique, ni à Napoléon. Il comprenait que rien de tout cela ne le touchait, qu’il n’était pas appelé à juger ce qui se faisait, et son intention de tuer Napoléon lui paraissait non seulement incompréhensible, mais ridicule, aussi bien que ses calculs cabalistiques sur le nombre de la bête de l’Apocalypse. Sa colère contre sa femme, ses appréhensions de voir déshonorer son nom, lui semblaient aussi vaines que ridicules. Il lui importait bien peu, après tout, que cette femme menât la vie qui lui plaisait, et qu’on apprît que le nom d’un des prisonniers était celui du comte Besoukhow ?
Il pensait souvent au prince André, qui assurait, avec une nuance d’amertume et d’ironie, que le bonheur était absolument négatif, et insinuait que toutes nos aspirations vers le bonheur réel nous étaient données pour notre tourment, puisque nous ne pouvions jamais les réaliser… Mais aujourd’hui l’absence de souffrance, la satisfaction des besoins de la vie, et, par conséquent, la liberté dans le choix des occupations ou du genre d’existence, se présentaient à Pierre comme l’idéal du bonheur sur cette terre. Ici seulement, et pour la première fois, Pierre apprécia, parce qu’il en était privé, la jouissance de
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