La Guerre et la Paix - Tome III
traite et ne s’arrêtèrent qu’au coucher du soleil. Les voitures furent dételées, et les hommes se préparèrent à passer la nuit à la belle étoile, au milieu de jurons, de cris et de querelles interminables. Une voiture qui les avait suivis enfonça avec son timon celle d’un des officiers du convoi ; plusieurs soldats se précipitèrent de ce côté, les uns pour donner des coups de fouet aux chevaux, les autres pour les saisir par la bride, et tous au besoin pour se battre entre eux, si bien qu’un Allemand fut grièvement blessé à la tête. On aurait dit qu’un seul et même sentiment de violente réaction, après l’entraînement désordonné de la journée, s’était emparé de ces hommes depuis qu’ils avaient fait halte en plein champ, dans le crépuscule humide d’une soirée d’automne. On aurait dit qu’ils venaient de comprendre que leur destination leur était encore inconnue, et que bien des misères les attendaient. Les soldats de l’escorte traitaient les prisonniers plus durement qu’avant leur sortie de la ville, et cette étape fut la première où ils furent nourris de viande de cheval. Depuis les officiers jusqu’aux derniers soldats, tous témoignaient un mauvais vouloir extrême qui contrastait avec leurs bons procédés d’autrefois. Cette disposition s’accentua encore davantage lorsqu’il fut constaté à l’appel qu’un soldat russe, prétextant une violente colique s’était enfui, et Pierre vit un Français battre un Russe pour s’être trop éloigné de la grand’route ; il entendit aussi le capitaine son ami tancer vertement le sous-officier, en le menaçant de le faire passer en jugement à cause de la fuite du prisonnier. Le sous-officier ayant répliqué que le soldat était malade et ne pouvait marcher, l’officier répondit qu’ils avaient reçu l’ordre de fusiller les traînards. Pierre sentit alors que cette force brutale qui l’avait terrassé une première fois, allait de nouveau s’imposer à lui ; il en eut peur, mais plus il se sentait près d’être écrasé par elle, plus s’élevait et se développait dans son âme une puissance de vie, indépendante de toute influence extérieure.
Il soupa d’un gruau de seigle et d’un morceau de viande de cheval, et causa avec ses camarades. Ils ne parlèrent ensemble ni de ce qu’ils avaient vu à Moscou, ni de la grossièreté des Français à leur égard, ni de l’ordre de les fusiller en cas de fuite, mais de leurs souvenirs personnels et de quelques incidents comiques de leurs campagnes : il n’en fallut pas davantage pour les mettre en gaieté et leur faire momentanément oublier la gravité de leur situation.
Le soleil était couché depuis longtemps, de brillantes étoiles s’allumaient une à une dans le ciel, et le disque de la pleine lune, dont la couleur rouge sang rappelait la lueur des incendies, s’élevait majestueusement au bord de l’horizon et glissait dans les vapeurs grisâtres, en répandant dans l’espace sa clarté. La soirée était finie, mais ce n’était pas encore la nuit. Pierre se leva, quitta ses nouveaux compagnons et passa, entre les feux, de l’autre côté de la route, où se trouvaient, lui avait-on dit, les soldats prisonniers. Une sentinelle l’arrêta : il fut obligé de revenir sur ses pas, mais, au lieu de retourner auprès de ses camarades, il s’assit par terre derrière une des charrettes, et, ramenant à lui ses pieds, la tête baissée, il resta là à réfléchir. Plus d’une heure s’écoula ainsi sans que personne songeât à s’occuper de lui. Tout à coup il partit d’un si bruyant éclat de rire, de ce gros rire bon enfant qui le secouait de la tête aux pieds, qu’on se retourna de tous côtés à cette étrange explosion de gaieté.
« Ah ! ah ! faisait Pierre en se parlant à lui-même… Il ne m’a pas laissé passer, le soldat !… On m’a attrapé, on m’a enfermé, et l’on me tient prisonnier !… Qui ça, moi ? mon âme immortelle ?… Ah ! ah ! ah ! »
Et il riait aux larmes. Un soldat se leva et s’approcha pour voir ce qui provoquait le rire de ce colosse. Pierre cessa de rire, se leva à son tour, et, s’éloignant de l’indiscret, regarda autour de lui.
Le calme régnait dans le bivouac, si animé quelques heures auparavant par le bruit des voix et le pétillement des feux, dont les tisons pâlissaient maintenant et s’éteignaient peu à peu. La pleine lune était arrivée au
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