La Guerre et la Paix - Tome III
zénith ; les bois et les champs, invisibles jusque-là, se dessinaient nettement à l’entour, et au delà de ces champs et de ces bois inondés de lumière, l’œil se perdait dans les profondeurs infinies d’un horizon sans limites. Pierre plongea son regard dans ce firmament où scintillaient à cette heure des myriades d’étoiles.
« Et tout cela est à moi, pensait-il, tout cela est en moi, tout cela c’est moi !… Et c’est « cela » qu’ils ont pris, c’est « cela » qu’ils ont enfermé dans une baraque ! »
Il sourit et alla se coucher auprès de ses camarades.
XV
Dans les premiers jours d’octobre, un parlementaire remit à Koutouzow une lettre de Napoléon qui contenait des propositions de paix ; cette lettre était faussement datée de Moscou, car Napoléon se trouvait alors un peu en avant des troupes russes, sur la vieille route de Kalouga. Koutouzow répondit à cette lettre, comme à la première apportée par Lauriston, qu’il ne pouvait être question de paix.
Bientôt après on apprit, par un rapport de Dorokhow, qui était à la tête d’un corps de partisans, que les forces ennemies observées à Faminsk se composaient de la division Broussier, et que cette division, séparée du reste de l’armée, pouvait être facilement culbutée. Officiers et soldats demandaient à grands cris à sortir de l’inaction, et les généraux de l’état-major, excités par le souvenir de la facile victoire de Taroutino, insistaient auprès de Koutouzow pour qu’il accédât à la proposition de Dorokhow ; mais, le commandant en chef continuant à refuser de prendre l’offensive, on se décida pour un terme moyen : on enverrait un petit détachement pour attaquer Broussier.
Par un étrange effet du hasard, cette mission de la plus grande importance, comme la suite le prouva, fut confiée à Dokhtourow, à qui son allure modeste avait fait, sans motifs plausibles, une réputation d’indécision et d’imprévoyance, et que personne n’a jamais songé à représenter, comme tant d’autres composant des plans de bataille, s’élançant en avant de son régiment, et jetant à pleines mains des croix sur les batteries. C’était cependant ce même Dokhtourow que nous trouvons pendant toutes nos guerres avec les Français, depuis Austerlitz jusqu’à l’année 1815 à la tête des opérations les plus difficiles. C’était lui qui était resté le dernier à la chaussée d’Aughest, lors de la bataille d’Austerlitz, reformant les régiments et sauvant tout ce qui pouvait être sauvé dans cette déroute où pas un général n’était à l’arrière-garde. Malade de la fièvre, il allait ensuite avec vingt mille hommes défendre Smolensk contre toute l’armée de Napoléon. Arrivé là, à peine s’est-il endormi d’un sommeil agité, que la canonnade le réveilla, et Smolensk tint toute la journée. À la bataille de Borodino lorsque Bagration est tué, que nos troupes du flanc gauche sont décimées dans la proportion de 9 à 1, que toute la force de l’artillerie française est dirigée de ce côté, c’est encore ce Dokhtourow « indécis et imprévoyant » que Koutouzow s’empresse d’envoyer pour réparer la faute qu’il avait commise en faisant d’abord un choix malheureux. Dokhtourow y va, et Borodino devient une de nos gloires les plus brillantes. Ce fut donc lui qu’on envoya à Fominsk, puis à Malo-Yaroslavetz, et c’est là, on peut le dire sans crainte d’être démenti, que commença la déroute des Français. On chante en vers et en prose bien des génies et bien des héros de cette période de la campagne, mais de Dokhtourow on dit à peine un mot et si l’on en parle, ce n’est que pour en faire un éloge équivoque.
Le 10 octobre, le jour même où Dokhtourow s’arrêtait à mi-chemin de Fominsk dans le village d’Aristow, et s’apprêtait à exécuter l’ordre de Koutouzow, l’armée française, atteignant dans ses mouvements désordonnés les positions de Murat, comme si elle avait l’intention de livrer bataille, tourna brusquement à gauche, sans raison apparente, sur la grand’route le Kalouga, et entra à Fominsk, occupé jusque-là par Broussier. Dokhtourow n’avait avec lui que le détachement de Dorokhow, et deux autres détachements moins importants, ceux de Figner et de Seslavine. Le 11 octobre au soir, ce dernier amena un soldat français de la garde qu’on venait de faire prisonnier ; le soldat assura que les
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