La Guerre et la Paix - Tome III
permettait de la croire prochaine. C’était sa seule préoccupation, le reste n’était que l’accessoire, comme l’accomplissement des exigences habituelles de sa vie, dans lesquelles entraient ses conversations avec son état-major, sa correspondance avec Mme de Staël et ses amis de Pétersbourg, la lecture des romans et la distribution des récompenses. Mais la défaite imminente des Français, que seul il avait prévue, était son unique et son plus ardent désir.
Il était absorbé dans ces réflexions, lorsqu’il entendit du bruit dans la chambre voisine : c’étaient Toll, Konovnitzine et Bolhovitinow qui venaient d’y entrer.
« Eh ! qui est là ? Entrez, entrez ! Quoi de nouveau ? » s’écria le maréchal.
Pendant que le domestique allumait une bougie, Toll lui fit part de la nouvelle.
« Qui l’a apportée ? demanda-t-il d’un air froidement sévère, dont ce dernier fut frappé.
– Il ne peut y avoir de doute, Altesse.
– Qu’on le fasse venir ! »
Koutouzow, un pied à terre, s’était à moitié renversé sur son lit, en s’appuyant de tout son poids sur l’autre jambe. Son œil demi fermé, fixé sur Bolhovitinow, cherchait à découvrir sur sa physionomie ce qu’il désirait tant y lire.
« Dis, dis vite, mon ami, murmura-t-il à voix basse, en ramenant sur sa poitrine sa chemise entr’ouverte… Approche-toi. Quelles sont donc les bonnes petites nouvelles que tu m’apportes ? Napoléon aurait-il quitté Moscou ? Est-ce bien vrai ?»
L’officier commença par lui transmettre ce qui lui avait été confié verbalement.
« Dépêche-toi, ne me fais pas languir, » interrompit Koutouzow.
L’envoyé acheva son récit et se tut en attendant des ordres. Toll fit un mouvement pour parler, mais Koutouzow l’arrêta d’un geste, et essaya de dire quelques mots ; sa figure se contracta, et il se retourna du côté opposé, vers l’angle de l’isba où étaient les images.
« Seigneur Dieu, mon Créateur ! Tu as exaucé ma prière… dit-il d’une voix tremblante en joignant les mains. La Russie est sauvée ! » et il fondit en larmes.
XVIII
À dater de ce moment et jusqu’à la fin de la campagne, Koutouzow employa tous les moyens en son pouvoir pour empêcher, soit par autorité, soit par ruse, soit même par les prières, ses troupes de prendre l’offensive et de s’épuiser en rencontres stériles avec un ennemi dont la perte était désormais assurée. En vain Dokhtourow marche sur Malo-Yaroslavetz, Koutouzow retarde autant que possible sa retraite, ordonne l’évacuation complète de la ville de Kalouga et se replie de partout, tandis que l’ennemi fuit en sens inverse.
Les historiens de Napoléon, en nous décrivant ses habiles manœuvres à Taroutino et à Malo-Yaroslavetz, font toutes sortes de suppositions sur ce qui serait arrivé s’il avait pénétré dans les riches gouvernements du Midi. Ils oublient que non seulement rien n’a empêché Napoléon de se diriger de ce côté, mais que, par cette manœuvre, il n’aurait pas davantage sauvé son armée, qui portait en elle les éléments infaillibles de sa perte. Ces germes latents de dissolution ne lui eussent plus permis de réparer ses forces dans le gouvernement de Kalouga, dont la population était animée des mêmes sentiments que celle de Moscou, que dans cette dernière ville, où il n’avait pu se maintenir, malgré l’abondance des vivres, que ses soldats foulaient aux pieds. Les hommes de cette armée débandée s’enfuyaient avec leurs chefs, tous poussés par le seul désir de sortir au plus vite de cette situation sans issue, dont ils se rendaient confusément compte.
Aussi, au conseil tenu pour la forme par Napoléon à Malo-Yaroslavetz, le général Mouton, en conseillant de partir en toute hâte, ne trouva-t-il pas un seul contradicteur, et personne, pas même Napoléon, ne chercha à combattre cette opinion. Cependant, s’ils comprenaient tous l’impérieuse nécessité de battre au plus tôt en retraite pour vaincre un certain sentiment de respect humain, il fallait encore qu’une certaine pression extérieure rendît ce mouvement absolument indiscutable. Cette pression ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain même de la réunion, Napoléon étant allé de grand matin, avec plusieurs maréchaux et son escorte habituelle, inspecter ses troupes, fut entouré par des cosaques en maraude, et ne fut sauvé que grâce à ce même amour du butin qui
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