La Guerre et la Paix - Tome III
résistance vitale de l’homme, la bienfaisante influence du changement de lieu, et la distraction qu’il apporte avec lui, semblable à la soupape de sûreté d’une machine à vapeur, qui en laisse échapper le trop-plein lorsque la mesure normale est dépassée. Il n’entendait pas fusiller les prisonniers qui restaient en arrière, bien qu’une centaine au moins eussent déjà péri de cette façon. Il ne pensait plus à Karataïew, qui s’affaiblissait chaque jour davantage, et à qui le même sort était sans doute réservé : encore moins pensait-il à lui-même. Plus sa situation devenait précaire, plus l’avenir était sombre, plus ses réflexions et ses pensées étaient consolantes et douces, et plus son esprit s’isolait de tout ce qui l’entourait et se passait autour de lui !
XII
Le 22 octobre, dans la journée, Pierre gravissait une montée par une route boueuse et glissante ; ses yeux, fixés sur les inégalités du terrain, se portaient de temps en temps sur ses compagnons d’infortune. Le petit chien aux jambes torses gambadait gaiement le long de la route, en sautant parfois comme d’habitude sur trois pattes, et en s’élançant ensuite, sur les quatre à la fois, à la poursuite de corbeaux installés sur une charogne. On en voyait de tous côtés, de différentes sortes et à différents degrés de décomposition, depuis le cheval jusqu’à l’homme. Les loups, empêchés d’en approcher par le passage continuel des troupes, laissaient « le Gris » se livrer en toute liberté à ses fantaisies vagabondes. La pluie ne cessait de tomber depuis le matin, et si elle s’arrêtait un instant, ce n’était que pour retomber plus dru après chaque éclaircie. La terre, complètement détrempée, ne pouvait plus l’absorber, et elle s’écoulait en mille petits ruisseaux. Pierre comptait ses pas sur ses doigts, et, s’adressant à la pluie, il lui disait mentalement : « Encore, encore, mouille-moi bien ! »
Il lui semblait qu’il ne pensait à rien ; mais son âme veillait et méditait, et d’un simple récit fait la veille par Karataïew elle tirait un grand enseignement. Karataïew, enveloppé de son manteau, avait en effet raconté aux soldats, de sa voix douce mais affaiblie par la maladie, une histoire que Pierre lui avait souvent entendu répéter. Il était plus de minuit, c’était l’heure où la fièvre le quittait et où il redevenait gai comme d’habitude. À la vue de cette figure pâle et amaigrie, vivement éclairée par le feu du bivouac, Pierre eut un serrement de cœur. Embarrassé de sa compassion pour cet homme, il voulut se retirer, mais, comme il n’y avait point d’autre feu allumé, force lui fut de s’asseoir à côté de lui.
« Eh bien, comment vas-tu ? lui demanda-t-il sans le regarder.
– Pleurer sur sa maladie ne fera pas venir la mort, » dit Karataïew en reprenant son récit.
Pierre, comme nous l’avons déjà dit, le connaissait par cœur, le petit soldat le contait toujours avec une satisfaction particulière. Il y prêta néanmoins une attention toute nouvelle. Il s’agissait d’un vieux et honnête marchand, vivant avec sa famille dans la crainte de Dieu, qui un jour se mit en route avec un de ses amis pour aller en pèlerinage. Ils s’arrêtèrent dans une auberge pour y passer la nuit, et le lendemain matin l’ami du marchand fut trouvé assassiné et volé ; un couteau ensanglanté, découvert sous l’oreiller du marchand, le fit mettre en jugement : il fut condamné à passer par les verges, à avoir les narines arrachées, et à être envoyé aux travaux forcés, « comme cela se devait, » dit Karataïew.
« Et voilà, mes amis, que, pendant une dizaine d’années plus, le vieillard vit aux galères, ne fait rien de mal et se soumet, comme ce doit être, sans cesser pourtant de demander la mort au bon Dieu. Eh bien ! un soir les forçats, réunis comme nous sommes dans ce moment, se mirent à se raconter l’un à l’autre pourquoi ils avaient été condamnés, en quoi ils avaient péché devant Dieu. L’un se confessait d’avoir tué une âme, l’autre deux, celui-ci d’avoir incendié, celui-là d’avoir déserté ; on s’adressa au vieillard : « Et toi, grand-père pourquoi souffres-tu ? – Moi, mes enfants, répondit-il, c’est pour mes péchés et ceux des autres. Je n’ai ni tué, ni pris le bien d’autrui, je donnais du mien au prochain quand il était pauvre. Je suis, mes
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