Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
Vom Netzwerk:
jetaient les uns sur les autres, et se bousculaient en s’injuriant, et en s’en prenant à leurs camarades de leurs folles terreurs. Les bagages de la cavalerie et ceux de Junot formaient encore, avec les prisonniers, un certain ensemble ; mais cet ensemble fondait rapidement de jour en jour. Les cent vingt charrettes du convoi se réduisaient à une soixantaine ; le reste avait été enlevé ou abandonné, et trois des fourgons de Junot avaient été pillés par des hommes du corps de Davout. Pierre avait entendu dire aux Allemands que ce convoi était gardé par un plus grand nombre de sentinelles que celui des prisonniers, et qu’un de leurs compatriotes avait été fusillé sur l’ordre du maréchal lui-même, parce qu’on avait trouvé sur lui une cuiller à ses armes. Le chiffre des prisonniers avait sensiblement diminué : de trois cent trente qu’ils étaient à la sortie de Moscou, on n’en comptait plus que cent, qui, à eux seuls, donnaient plus de soucis aux soldats de l’escorte que les fourgons de cavalerie et ceux de Junot. S’ils comprenaient qu’il fallait veiller sur les voitures de bagages, en revanche, affamés et transis comme ils étaient, il leur paraissait encore plus pénible, et même odieux, de garder à vue des Russes, aussi affamés et aussi transis qu’eux, qui mouraient comme des mouches, et qu’ils avaient ordre de fusiller à la première tentative d’évasion. Dans la crainte de se laisser aller à un sentiment de compassion qui aurait pu empirer leur propre situation, ils les traitaient plus durement encore que de coutume. À Dorogobouge, les soldats de l’escorte enfermèrent les prisonniers dans une écurie pour aller piller leurs propres magasins ; quelques-uns des prisonniers tentèrent de s’enfuir par un passage souterrain qu’ils avaient creusé, mais ils furent pris sur le fait et fusillés. L’ordre, établi au début, que les officiers devaient marcher séparés des soldats, n’existait plus ; tous les hommes valides formaient un même groupe, et Pierre se trouva ainsi réuni à Karataïew et à son petit chien aux jambes torses ; Karataïew fut repris de la fièvre le troisième jour de marche, et, à mesure qu’il s’affaiblissait, Pierre s’en éloignait instinctivement, ou était obligé de faire un effort pour s’en approcher, tant ses gémissements incessants, et l’odeur acre et pénétrante qui s’exhalait de toute sa personne, lui causaient une invincible répulsion.
    Pendant qu’il était enfermé dans la baraque, Pierre avait compris par tout ce qui se passait dans son âme, par le genre de vie auquel il était forcément soumis, que l’homme est créé pour le bonheur, que ce bonheur est en lui, dans la satisfaction des exigences quotidiennes de l’existence, et que le malheur est le résultat fatal, non du besoin, mais de l’abondance. Une nouvelle et consolante vérité s’était aussi révélée à lui pendant ces trois dernières semaines : c’est qu’il n’y a rien d’irrémédiable dans ce monde, et que, de même que l’homme n’est jamais complètement heureux et indépendant, de même il n’est jamais complètement malheureux et esclave. Il comprit que la souffrance a ses limites comme la liberté, et que ces limites se touchent : que l’homme couché sur un lit de feuilles de roses, dont une seule est repliée, souffre autant que celui qui, s’endormant sur la terre humide, sent le froid le gagner ; que lui-même avait tout autant souffert autrefois avec des souliers de bal trop étroits, qu’aujourd’hui avec les pieds nus et endoloris. Il comprit enfin que, lorsqu’il avait cru épouser sa femme de sa propre volonté, il était aussi peu libre qu’à cette heure, où on l’avait enfermé, pour toute la nuit, dans une écurie !
    De toutes les souffrances qui l’accablaient en ce moment, et dont il conserva jusqu’à sa mort le souvenir, la plus insupportable fut celle que lui faisaient éprouver ses pieds. Dès la seconde étape, il s’était dit, en les examinant, qu’il lui serait impossible de marcher le lendemain ; mais, quand l’ordre de se mettre en route fut donné, il se traîna d’abord en boitant, puis, les blessures s’échauffant par la marche, la douleur s’apaisa peu à peu. Bien que, chaque soir, ses pieds fussent dans un état effrayant, il finit par ne plus les regarder, et n’y songea plus. Ce fut alors seulement qu’il apprécia à toute sa valeur la force de

Weitere Kostenlose Bücher