La Guerre et la Paix - Tome III
« Doucement, plus doucement à présent !… » et les sons lui obéissaient… « Et maintenant, plus vite, plus gaiement, avec ensemble !… » et les sons, grandissant en puissance, semblaient surgir des profondeurs de l’espace… « À vous, les voix ! » ordonna Pétia, et des voix d’hommes et de femmes, d’abord presque insaisissables, s’élevèrent graduellement avec une imposante énergie. À cette marche triomphale s’unissaient le chant des instruments, le bruit de la goutte d’eau qui tombait, le grincement du sabre, les hennissements des chevaux, sans que ce merveilleux et gigantesque ensemble en fût un moment troublé. Pétia en écoutait, avec un ravissement mêlé de terreur, les sublimes harmonies, et il ne sut jamais combien de temps elles durèrent ! Il était encore sous le charme, et regrettait de n’avoir auprès de lui personne à qui faire partager son bonheur, lorsque la voix de Likhatchow le réveilla brusquement.
« C’est prêt, Votre Noblesse ; vous pourrez maintenant fendre avec, au moins deux Français ! »
Pétia secoua sa torpeur. Un jour grisâtre perçait à travers les branches dénudées, et les chevaux, invisibles jusque-là, émergeaient peu à peu de la brume. Pétia, sautant à bas du fourgon, tira de sa poche un rouble, qu’il donna au cosaque, examina son sabre et le glissa dans le fourreau. Les hommes détachèrent les chevaux et en arrangèrent les sangles.
« Voilà le commandant, » dit Likhatchow à la vue de Denissow, qui appelait Pétia du seuil de l’isba et donnait ordre de se préparer.
X
Les chevaux furent sellés en un tour de main, et chacun se mit en place. Denissow donna ses dernières instructions au détachement d’infanterie qui servait d’avant-garde, et qui disparut bientôt derrière les arbres, en pataugeant dans la boue, et en s’enfonçant dans le brouillard du matin. Pétia tenant son cheval par la bride, attendait impatiemment l’ordre du départ ; ses ablutions du matin l’avaient singulièrement rafraîchi, mais ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé, pendant que le frisson de la fièvre l’agitait de plus en plus.
« Eh bien, est-ce prêt ? » demanda Denissow.
On lui amena les chevaux, et, après avoir gourmandé son cosaque pour n’avoir pas assez serré les sangles, il se mit en selle. Pétia posa le pied sur l’étrier, tandis que son cheval tentait, comme toujours, de lui attraper la jambe, et, s’élançant sur sa monture, léger comme un oiseau, il se retourna pour voir s’ébranler la file des hussards.
« Vassili Fédorovitch, dit-il en se rapprochant de Denissow, vous me confierez un petit commandement, n’est-ce pas ? »
Denissow, qui avait presque oublié l’existence de Pétia, le regarda avec surprise :
« Je ne te demande qu’une chose, lui dit-il sévèrement : c’est de m’obéir et de ne pas te fourrer là où tu n’as que faire !… » Et pendant toute la marche il ne lui dit plus un mot.
Lorsqu’ils arrivèrent à la lisière du bois, la plaine commençait déjà à s’éclairer, et Denissow donna alors un ordre à l’essaoul ; ses cosaques défilèrent un à un devant eux, et il descendit la montagne à leur suite. Glissant et se retenant sur leurs pieds de derrière, les chevaux avec leurs cavaliers arrivèrent bientôt dans le ravin. Pétia, dont le frisson augmentait, avançait de front avec son chef. Le jour blanchissait, et les vapeurs du brouillard dérobaient seules à la vue les objets éloignés. Rejoignant ses hommes, Denissow se tourna vers son cosaque, lui fit un signe de tête et lui dit tout bas :
« Le signal ! »
Le cosaque leva la main, un coup de feu retentit, et au même instant les chevaux partirent au galop, pendant que d’autres coups de feu éclataient de tous côtés. Pétia fouetta son cheval en lui rendant la main, et s’élança en avant sans écouter Denissow qui l’appelait. Il lui avait semblé qu’au moment du signal la lumière avait paru et qu’il faisait jour comme en plein midi. Il atteignit le pont que les cosaques avaient dépassé, bouscula un traînard, et continua son galop effréné. Devant lui, des hommes, des Français, sans doute, traversaient la route de droite à gauche ; l’un d’eux glissa et tomba sous les pieds de son cheval. Plus loin, un groupe de cosaques s’était arrêté devant une isba, et un cri effroyable de détresse s’en échappa. Pétia s’approcha, et ses yeux
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