La Guerre et la Paix - Tome III
lèvres.
Pierre dîna chez la princesse et y aurait passé toute la soirée, si ces dames n’étaient allées aux vêpres, où il les accompagna.
Le lendemain, il revint de nouveau, et resta si tard, que, malgré le plaisir qu’elles éprouvaient à le voir et malgré l’intérêt absorbant qui l’attachait à leurs côtés, la conversation s’épuisa et finit par tomber sur les sujets les plus insignifiants. Pierre n’avait cependant pas le courage de s’en aller, bien qu’il sentît qu’elles attendaient son départ avec impatience. La princesse Marie, ne prévoyant pas de terme à cette situation, se leva la première, et lui fit ses adieux, sous prétexte d’une migraine.
« Ainsi donc, vous partez demain pour Pétersbourg ?
– Non, je ne pars pas, répondit Pierre vivement… Du reste oui, peut-être… En tout cas, je passerai demain vous demander vos commissions. » Et il se tenait debout, très embarrassé.
Natacha lui tendit la main et sortit. Alors la princesse Marie, au lieu de la suivre, se laissa tomber dans un fauteuil, et, fixant sur lui son regard lumineux, l’observa avec une profonde attention. La fatigue dont elle s’était plainte s’était subitement évanouie, et l’on voyait qu’elle se préparait à avoir avec lui un long tête-à-tête.
L’embarras et le malaise de Pierre disparurent comme par enchantement à la sortie de Natacha. Avançant brusquement un fauteuil, il s’assit à côté de la princesse Marie.
« J’ai à vous faire une confidence, dit-il avec une émotion contenue, venez à mon aide, princesse, que dois-je faire, que puis-je espérer ? Je sais, je sais parfaitement que je ne la vaux pas, et que l’heure est mal choisie pour lui parler. Mais ne pourrais-je être son frère ?… Non, non, ajouta-t-il vivement, je ne le veux, ni ne le puis… J’ignore, reprit-il après un moment de silence et en s’efforçant de parler avec suite, j’ignore depuis quand je l’aime, mais je n’ai jamais aimé qu’elle, et je ne puis me représenter l’existence sans elle. Sans doute, il est difficile de lui demander à présent sa main, mais la pensée qu’elle pourrait me l’accorder et que j’en laisserais échapper l’occasion est horrible pour moi. Dites, chère princesse, puis-je espérer ?
– Vous avez raison, répondit la princesse Marie, de penser que l’heure serait mal choisie de lui parler de votre… » Elle s’arrêta en réfléchissant que la métamorphose qui s’était opérée chez Natacha rendait son objection invraisemblable, et elle comprit qu’elle ne serait pas offensée de recevoir l’aveu de cet amour, et qu’au fond de son cœur elle le désirait ; mais, n’obéissant pas à ce premier mouvement, elle répéta :
« Lui parler à présent est impossible. Fiez-vous à moi, je sais…
– Quoi ? dit Pierre d’une voix haletante en l’interrogeant des yeux.
– Je sais qu’elle vous aime…, qu’elle vous aimera ! » Elle avait à peine prononcé ces paroles, que Pierre se leva, lui saisit la main et la serra avec force.
« Vous le croyez, dites, vous le croyez ?
– Oui, je le crois. Écrivez à ses parents. Quant à moi, je lui en parlerai lorsqu’il en sera temps. Je le désire, et mon cœur me dit que cela sera.
– Ce serait trop de bonheur, trop de bonheur ! répondit Pierre en baisant les mains de la princesse Marie.
– Faites votre voyage à Pétersbourg, cela vaudra mieux, et je vous promets de vous écrire.
– Aller à Pétersbourg maintenant ? Soit, je vous obéirai. Mais demain, puis-je encore venir vous voir ? »
Et Pierre revint le lendemain pour prendre congé.
Natacha était moins animée que les jours précédents, mais lui, en la regardant, ne sentait qu’une impression : celle du bonheur dont il était pénétré et qui augmentait d’intensité à chacune de ses paroles, au moindre mouvement qu’elle faisait. Lorsque la main fine et maigre de Natacha se posa dans la sienne au moment des adieux, il la garda involontairement quelques secondes. « Cette main, ce visage, ce trésor de séductions, sera-t-il véritablement à moi, toujours à moi ? »
« Au revoir, comte, lui dit-elle tout haut… Je vous attendrai avec impatience, » ajouta-t-elle tout bas.
Ces simples paroles, l’expression de physionomie qui les avait accompagnées, furent pour Pierre, pendant les deux mois de son absence, une source inépuisable de souvenirs et d’ineffables rêveries. « Elle
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