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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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scène de l’exécution de ses compagnons, il voulut lui épargner ces effroyables détails, mais elle exigea qu’il ne passât rien. Puis vint l’épisode de Karataïew. Ils se levèrent de table et il se mit à marcher de long en large, pendant que Natacha le suivait des yeux.
    « Vous ne pourrez jamais comprendre ce que m’a appris cet homme, cet innocent, qui ne savait ni lire ni écrire…
    – Qu’est-il devenu ? demanda Natacha.
    – On l’a tué presque sous mes yeux ! » Et sa voix tremblait d’émotion pendant qu’il leur racontait la maladie de ce pauvre malheureux et sa mort.
    Jamais il ne s’était représenté ses aventures comme elles lui apparaissaient aujourd’hui. Il y découvrait une nouvelle signification, et éprouvait, en les racontant à Natacha, la rare jouissance que vous procure, non pas la femme d’esprit dont le seul but est de s’assimiler ce qu’elle entend, pour enrichir son répertoire et faire parade à l’occasion des trésors de sa petite cervelle, mais la vraie femme, celle qui a la faculté de faire jaillir et d’absorber ce que l’homme a de meilleur. Natacha, sans s’en rendre compte, était tout attention. Pas un mot, pas une intonation, un regard, un tressaillement, un geste, ne lui échappaient ; elle attrapait au vol la parole à peine prononcée, la recueillait dans son cœur, et devinait le mystérieux travail qui s’était accompli dans l’âme de Pierre.
    La princesse Marie s’intéressait à tout ce qu’il racontait, mais elle était absorbée par une autre pensée : elle venait de comprendre que Natacha et lui pouvaient s’aimer et être heureux, et elle en ressentit une profonde joie.
    Il était trois heures du matin : les domestiques, la figure allongée, entrèrent pour remplacer les bougies, mais personne n’y fit attention. Pierre termina son récit. Sa sincère émotion, empreinte d’un certain embarras, répondait au regard de Natacha, qui semblait vouloir pénétrer même son silence, et, sans songer que l’heure était aussi avancée, il cherchait un autre thème de conversation.
    « On parle de souffrances et de malheurs, dit-il, et cependant si l’on venait me demander : « Veux-tu revenir à ce que tu étais avant ta captivité, ou repasser par tout ce que tu as souffert ? » je répondrais : « Plutôt cent fois la captivité et la viande de cheval ? » On s’imagine presque toujours que tout est perdu lorsqu’on est jeté hors du chemin battu ; c’est seulement alors qu’apparaissent le Vrai et le Bon. Tant que dure la vie, le bonheur existe. Nous pouvons encore en espérer beaucoup, et c’est surtout pour vous que je le dis, ajouta-t-il en s’adressant à Natacha.
    – C’est vrai ! dit-elle en répondant à une autre pensée qui venait de lui traverser l’esprit : moi aussi, je n’aurais pas demandé mieux que de recommencer ma vie !»
    Pierre la regarda avec attention.
    « Oui, je n’aurais rien désiré de plus !
    – Est-ce bien possible ? s’écria Pierre. Suis-je donc coupable de vivre et de vouloir vivre, et vous aussi ? »
    Natacha inclina sa tête dans ses mains et fondit en larmes.
    « Qu’as-tu, Natacha ?
    – Rien, rien ! murmura-t-elle, et elle sourit à Pierre à travers ses pleurs.
    – Adieu ! Il est temps de dormir… »
    Pierre se leva et prit congé d’elles.
     
    La princesse Marie et Natacha causèrent encore dans leur chambre, mais ni l’une ni l’autre ne prononça le nom de Pierre.
    « Sais-tu, Marie, que j’ai souvent peur qu’en ne parlant pas de « lui », dans la crainte de profaner nos sentiments, nous ne finissions par l’oublier ?»
    Un soupir de la princesse Marie confirma la justesse de cette observation qu’elle n’aurait jamais osé faire de vive voix.
    « Crois-tu qu’on puisse oublier ? dit-elle. Quel bien cela m’a fait de tout raconter aujourd’hui, et pourtant comme c’était à la fois doux et pénible ! Je sentais qu’il l’avait aimé sincèrement, c’est pourquoi… Ai-je eu tort ? dit elle en rougissant.
    – De parler de « lui » à Pierre ? Oh non ! Il est si bon !
    – As-tu remarqué, Marie, dit tout à coup Natacha avec un sourire espiègle qu’elle n’avait pas eu depuis longtemps, as-tu remarqué comme il est bien tenu maintenant, comme il est frais et rose ? On dirait qu’il sort d’un bain moral, je veux dire… tu me comprends, n’est-ce pas ?
    – Oui, il a beaucoup changé à son avantage.

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