La Guerre et la Paix - Tome III
l’embonpoint, et l’on aurait eu de la peine à reconnaître dans cette jeune matrone la Natacha d’autrefois, si souple et si alerte. Ses traits s’étaient formés, avaient pris des contours moelleux et arrondis, mais cette exubérance de vie, dont elle débordait autrefois et qui faisait son plus grand charme, ne reparaissait chez elle qu’à de rares intervalles, sous l’influence de certaines impressions, au retour de son mari par exemple, à la convalescence d’un enfant, ou en causant du prince André avec sa belle-sœur. Ce sujet, elle ne l’abordait jamais avec Pierre, dans la crainte de réveiller une jalousie rétrospective. Elle s’animait encore lorsque, par quelque circonstance devenue bien rare aujourd’hui, elle se laissait aller à chanter. L’ancienne flamme se ravivait alors, et ramenait sur son charmant visage la séduction du passé, en y ajoutant un charme nouveau. Pendant les premiers temps de son mariage elle avait habité successivement Moscou, Pétersbourg et la campagne. La société la voyait peu et ne la goûtait guère ; elle n’était ni aimable ni prévenante. Natacha ne savait pas, à vrai dire, si elle aimait la solitude ; il lui semblait même qu’elle ne l’aimait pas, mais, absorbée par ses grossesses, ses devoirs de maternité et sa participation aux moindres détails de l’existence de son mari, elle ne pouvait suffire à toutes ces obligations qu’en s’éloignant du monde. Ceux qui l’avaient connue jeune fille s’étonnèrent de ce changement comme d’une chose extraordinaire. Seule la vieille comtesse, dans son instinct maternel, avait compris que cette fougue de Natacha se calmerait dès qu’elle aurait un mari et des enfants à aimer, comme elle l’avait laissé entrevoir, sans en avoir conscience, à Otradnoë. N’avait-elle pas toujours dit que Natacha serait une femme et une mère exemplaires ? « Seulement, ajoutait la comtesse, elle pousse son amour jusqu’à l’absurde. » Natacha ne suivait pas cette règle d’or que les gens à vues supérieures, les Français surtout, recommandent aux jeunes filles, et qui consiste à ne pas se négliger lorsqu’elles se marient, à cultiver leurs talents, à soigner leur personne, afin de charmer le mari après le mariage comme avant. Elle avait au contraire complètement renoncé à toutes ses séductions, à son chant, qui était la plus grande. Songer à sa toilette, à ses manières, à parler avec élégance, à prendre devant Pierre des poses qui auraient fait ressortir ses avantages physiques, l’ennuyer en un mot par ses prétentions et ses exigences, lui aurait paru tout aussi ridicule qu’à lui, à qui elle s’était livrée tout entière, sans rien lui cacher de ses pensées les plus intimes. Elle sentait que leur union ne tenait pas à ce charme poétique qui l’avait attiré à elle, mais à quelque chose d’indéfinissable et de ferme, comme le lien qui unissait son âme à son corps. Peut-être aurait-elle eu du plaisir à plaire aux autres, mais elle ne pouvait en faire l’expérience, car c’était tout simplement parce qu’elle n’en avait pas le temps, qu’elle ne s’occupait plus de son chant, de ses phrases et de sa toilette. Les soins à donner à sa famille, son mari qu’il fallait entourer d’une sollicitude constante pour qu’il lui appartînt exclusivement, les enfants qu’il fallait mettre au monde, nourrir et élever, l’absorbaient complètement. Plus elle s’adonnait à ce genre de vie, plus elle y trouvait d’intérêt, et plus elle y appliquait toutes ses forces et toute son énergie. Quoiqu’elle n’aimât pas la société, elle tenait à celle des siens, de sa mère, de son frère et de Sonia, de ceux en un mot chez lesquels elle pouvait courir le matin en robe de chambre, les cheveux ébouriffés, pour leur montrer, toute joyeuse, les langes des enfants, et s’entendre dire que son dernier bébé allait beaucoup mieux. Natacha se négligeait à tel point, que sa façon de s’habiller, de se coiffer, sa jalousie surtout, car elle était jalouse de Sonia, de la gouvernante, de toute femme jolie ou laide, étaient devenues un sujet continuel de plaisanteries pour tous les siens ; ils disaient bien haut que Pierre était sous la pantoufle de sa femme. C’était vrai. Dès les premiers jours de son mariage, Natacha lui avait déclaré comment elle comprenait ses droits : chaque minute de son existence devait lui appartenir à elle et à sa
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