La Guerre et la Paix - Tome III
famille. Pierre, très surpris à cette déclaration inattendue, en fut néanmoins si flatté qu’il s’y soumit sans la moindre observation. Il lui fut en conséquence interdit, non seulement d’avoir plus ou moins d’attentions pour une autre femme, mais même de causer trop vivement avec elle, d’aller au cercle pour y tuer le temps et y dîner, de dépenser de l’argent pour ses fantaisies, de s’absenter longtemps, sauf toutefois pour ses affaires et ses travaux scientifiques, auxquels elle attribuait une grande importance, sans cependant y rien comprendre. Comme compensation, Pierre avait également le droit de disposer chez lui non seulement de sa personne, mais encore de toute sa famille. Natacha était l’esclave de son mari, et lorsque Pierre écrivait ou lisait, chacun était tenu dans la maison de marcher sur la pointe du pied. Natacha, la première, épiait ses prédilections pour les satisfaire, et allait au-devant de tous ses désirs. Leur genre de vie, leurs relations de société, leurs occupations journalières, l’éducation des enfants, tout se faisait d’après la volonté de Pierre, qu’elle tâchait de découvrir dans ses moindres paroles. Dès qu’elle l’avait devinée, elle s’y conformait sans broncher, et luttait même avec lui, en se servant de ses propres armes, s’il lui prenait fantaisie de revenir sur une première résolution.
C’est ce qui eut lieu après la naissance de son premier enfant, faible et maladif, et pour lequel on fut obligé de changer trois fois de nourrice. Natacha en fut si désolée, qu’elle tomba malade. Pierre lui ayant exposé à cette occasion le système de Rousseau, et lui ayant démontré, avec le philosophe de Genève, dont il approuvait d’ailleurs la doctrine, que l’allaitement par une nourrice étrangère était contre nature et nuisible, il en résulta qu’à la naissance du second, malgré l’opposition de sa mère, des médecins, de son mari lui-même, elle voulut absolument le nourrir, ainsi que tous les suivants. Il arrivait parfois que le mari et la femme n’étaient pas de la même opinion et se querellaient vivement, mais, à la grande surprise de Pierre, longtemps après la querelle il remarquait que sa femme mettait en pratique l’avis qu’elle avait primitivement combattu, tout en le dégageant de l’alliage qu’il y avait apporté dans l’entraînement de la discussion. Après sept ans de mariage, il constatait avec joie que du mélange de bien et de mal qu’il sentait en lui, le bien seul se reflétait purifié dans sa femme, et cette réflexion n’était pas le résultat d’une déduction logique de sa pensée, mais d’un sentiment immédiat et mystérieux.
X
Pierre était l’hôte des Rostow depuis deux mois, lorsqu’il reçut une lettre d’un de ses amis de Pétersbourg qui l’engageait, comme membre d’une société dont il avait été le fondateur, à y venir au plus tôt discuter de graves questions. Sa femme, ayant lu cette lettre (elle les lisait toutes), fut la première à l’engager à faire ce voyage, malgré le chagrin qu’elle en ressentait, car elle craignait toujours de gêner son mari dans ses occupations abstraites. À son regard timidement interrogateur, elle répondit par un acquiescement sans réserve, en le priant seulement de lui fixer la durée de son absence, et lui accorda un congé de quatre semaines. Il y avait déjà un mois et demi que Pierre était parti, et Natacha passait de l’irritation à la mélancolie et même à l’inquiétude, en ne voyant pas revenir son mari. Denissow, général en retraite, mécontent de la marche générale des affaires, arrivé à Lissy-Gory depuis quelques jours, l’examinait avec surprise et tristesse, comme on contemple un portrait dont la vague ressemblance rappelle imparfaitement l’être qu’on a aimé. Un regard abattu, ennuyé, des paroles insignifiantes, des conversations continuelles sur ses enfants, voilà tout ce qui restait de la magicienne d’autrefois.
C’était la veille de la Saint-Nicolas, le 5 décembre 1820, et l’on attendait Pierre à tout instant. Nicolas savait que la solennité du lendemain, en amenant chez eux un grand nombre de voisins, l’obligerait à quitter son commode costume oriental pour endosser un habit, à mettre des bottes étroites, à se rendre à l’église nouvellement bâtie, à recevoir les félicitations, à offrir ensuite la « zakouska » aux invités, à causer des élections,
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