La Guerre et la Paix - Tome III
à Berlin, à Pétersbourg ; le lendemain, d’envoyer tels décrets et telles instructions à l’armée, à la flotte, à l’intendance et ainsi de suite. Il a donc donné des milliers d’ordres correspondant à la suite des faits qui ont amené l’armée française en Russie.
Si Napoléon, durant tout le cours de son règne, ne cesse de donner des ordres qui tendent à l’expédition d’Angleterre, et y dépense plus d’efforts que pour aucune autre de ses entreprises ; si, malgré cela, il n’essaie pas une seule fois de réaliser ce projet, mais entreprend son expédition contre la Russie dont l’alliance, a-t-il souvent affirmé, lui aurait été utile, cela provient de ce que les premiers de ses ordres ne répondaient pas à une série d’événements, tandis que les seconds y répondaient.
Un ordre ne peut être réellement exécuté que s’il est donné de façon à être exécutable. Et savoir ce qui pouvait ou ne pouvait pas être exécuté est la chose impossible, non seulement pour la campagne de Napoléon contre la Russie à laquelle prennent part des millions d’hommes, mais encore pour l’événement le plus simple parce que, dans l’un et l’autre cas, l’exécution de l’ordre peut toujours rencontrer des millions d’obstacles. Pour chaque ordre exécuté, on en trouve une quantité d’autres qui n’ont pas été exécutés. Les ordres impossibles n’ont aucun lien avec les événements et ne s’accomplissent pas. Seuls ceux qui sont exécutables se lient à des séries conséquentes d’ordres correspondant à des séries d’événements et sont exécutés.
Si nous imaginons faussement que l’ordre précédant un événement est la cause de celui-ci, cela provient de ce fait que lorsque l’événement s’est accompli et que parmi des milliers d’ordres donnés, ceux-là seuls ont été exécutés qui étaient en connexion avec l’événement, nous oublions ceux qui n’ont pas été exécutés parce qu’ils ne pouvaient pas l’être. De plus, la source principale de notre erreur vient de ce que, dans un exposé historique, une série innombrable de faits infimes, comme, par exemple, tout ce qui entraîna les troupes françaises en Russie, est fondue en un seul événement, d’après le résultat de cette série de faits, et, conformément à cette fusion, on fond aussi toute une série d’ordres en un ordre unique, exprimant la volonté du chef.
Nous disons : Napoléon a voulu la campagne de Russie et il l’a faite. Et, en réalité, nous ne trouvons nulle part, dans son activité, rien qui ressemble à l’expression de cette volonté ; nous voyons seulement une série d’ordres ou d’expressions de sa volonté, dirigés de la façon la plus diverse et indéterminée qui soit. De la série infinie des ordres de Napoléon non exécutés, on a tiré une série d’ordres exécutables concernant la campagne de 1812, non parce que ces derniers se distinguaient en quoi que ce soit des précédents, mais parce que cette série d’ordres coïncidait avec la série de faits qui avaient amené les Français en Russie. Il en va exactement de même lorsqu’on peint une figure d’après un poncif ; on ne s’inquiète ni de quel côté, ni de quelle façon s’appliquent les couleurs, on passe seulement de la couleur sur tous les traits de la figure découpée par le poncif.
Ainsi, lorsque l’on considère dans un temps donné les rapports entre un ordre et un événement, l’on s’aperçoit qu’un ordre ne peut en aucun cas être la cause d’un événement, mais qu’il y a entre eux un rapport déterminé.
Afin de comprendre en quoi consiste ce rapport, il est indispensable de rétablir la seconde condition passée sous silence, de tout ordre émanant non de la Divinité mais d’un homme, condition consistant en ceci que celui qui donne l’ordre participe lui-même à l’événement.
C’est cette relation entre celui qui ordonne et celui qui exécute qui est précisément ce qu’on appelle le pouvoir. Cette relation consiste en ceci :
Pour agir en commun, les hommes s’unissent toujours en groupements, dans lesquels, malgré la différence entre le but proposé et l’action collective, le rapport entre les hommes qui participent à l’action est toujours identique.
En s’unissant ainsi, les hommes sont toujours entre eux dans le rapport suivant : le plus grand nombre prend la plus grande part directe, et l’infime minorité prend la plus
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