La Guerre et la Paix - Tome III
contrôle ses raisonnements abstraits. Or l’expérience prouve que le pouvoir n’est pas un mot, qu’il est une réalité.
Sans parler du fait qu’aucune description de l’activité collective des hommes ne peut se passer d’une définition du pouvoir, l’existence du pouvoir est démontrée tant par l’histoire que par l’observation des événements contemporains.
Chaque fois qu’un événement se produit, on voit apparaître un homme, ou plusieurs, par la volonté desquels cet événement s’est accompli. Napoléon III ordonne, et les Français partent pour le Mexique. Le roi de Prusse et Bismarck ordonnent, et leurs armées se rendent en Bohême. Napoléon 1 er ordonne, et ses soldats s’en vont en Russie. Alexandre I er ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous démontre qu’un événement, quel qu’il soit, est toujours lié à la volonté d’un ou de plusieurs personnages qui l’ont ordonné.
Grâce à la vieille habitude qu’ils ont de voir l’intervention de Dieu dans les affaires de ce monde, les historiens veulent que la cause d’un événement soit dans la volonté d’un personnage revêtu du pouvoir, mais cette conclusion n’est confirmée ni par le raisonnement ni par l’expérience.
D’un côté, le raisonnement démontre que l’expression de la volonté d’un homme – ses paroles – n’est qu’une partie de l’activité globale qui s’exprime dans un événement, une guerre par exemple, ou une révolution. Par suite, si l’on ne reconnaît pas l’existence d’une force inconnue surnaturelle, c’est-à-dire du miracle, il est impossible d’admettre que des mots puissent être la cause du mouvement de millions d’hommes. D’un autre côté, même si nous l’admettons, l’histoire démontre que, dans la plupart des cas, l’expérience de la volonté des personnages historiques ne produit aucun résultat, c’est-à-dire que non seulement leurs ordres ne sont pas exécutés, mais que parfois il se produit le contraire de ce qu’ils avaient ordonné.
Si nous n’admettons pas l’intervention divine dans les affaires humaines, nous ne pouvons regarder le pouvoir comme la cause des événements.
Le pouvoir, du point de vue de l’expérience, n’est que le rapport de dépendance qui existe entre la volonté exprimée d’un homme et l’accomplissement de cette volonté par d’autres hommes.
Pour expliquer les conditions de cette dépendance, nous devons tout d’abord reporter la notion de volonté exprimée, non pas sur Dieu, mais sur un homme.
Si la Divinité, ainsi que nous le disent les Anciens, donne les ordres et exprime sa volonté, l’expression de cette volonté ne dépend pas du temps et n’est provoquée par rien, puisque la Divinité n’a aucune liaison avec les événements. Mais quand il s’agit d’ordres exprimant la volonté d’hommes se mouvant dans le temps et solidaires entre eux, nous devons, pour expliquer le rapport existant entre les ordres et les événements, rétablir : 1° la condition de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps des événements et des ordres du personnage donné ; 2° la condition de la nécessité d’un lien entre celui qui ordonne et ceux qui exécutent.
VI
Seule la volonté d’une Divinité indépendante du temps peut se faire sentir sur une suite d’événements devant s’accomplir dans quelques années ou quelques siècles ; seule la Divinité peut, par sa volonté inconditionnée, fixer la direction de la marche de l’humanité. L’homme, au contraire, agit dans le temps et participe lui-même aux événements.
En rétablissant cette première condition négligée, celle du temps, nous verrons qu’un ordre ne peut être exécuté sans avoir été précédé d’un ordre qui permet son exécution.
Jamais un ordre n’apparaît par génération spontanée et n’enferme en lui-même une série entière d’événements ; chaque ordre découle d’un autre et se rapporte non pas à une série entière de faits, mais seulement à un moment unique d’un événement.
Quand nous disons, par exemple, que Napoléon fit partir ses troupes à la guerre, nous réduisons à un ordre unique, exprimé en un moment donné du temps, une série d’ordres successifs qui dépendent les uns des autres. Napoléon n’a pas pu ordonner la campagne de Russie, et ne l’a jamais fait. Il a ordonné un jour d’envoyer tels papiers à Vienne,
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