La Guerre et la Paix - Tome III
petite part directe à l’action collective, en vue de laquelle ils se sont unis.
Parmi tous ces groupements où les hommes se rassemblent pour l’accomplissement d’actions communes, l’un des plus nets et des mieux définis est l’armée.
Une armée se compose d’abord de ce qu’il y a de plus bas dans la hiérarchie militaire : les soldats qui sont le plus grand nombre ; puis de ceux qui suivent dans cette hiérarchie : les gradés, caporaux, sous-officiers dont le nombre est encore moindre, jusqu’au commandement suprême qui est concentré dans un unique individu.
L’organisation militaire peut fort bien être figurée par un cône dont les soldats constitueraient la base, et leurs officiers les sections planes décroissantes au fur et à mesure qu’on s’élève jusqu’au sommet dont la pointe est le général en chef.
Les soldats, qui sont le plus grand nombre, forment donc la partie inférieure, la base du cône. Et c’est le soldat qui frappe, tranche, brûle, pille ; et toujours il en a reçu l’ordre de ses supérieurs, alors que lui-même ne donne jamais d’ordres. Les sous-officiers, moins nombreux, font plus rarement la même besogne que les soldats ; mais eux, déjà, commandent. L’officier prend encore moins part à l’action, et commande plus souvent. Le général ne fait que commander la marche des troupes en leur indiquant un but, mais ne touche presque jamais à une arme. Quant au commandant en chef, il ne peut jamais prendre une part directe à l’action et il se borne à prescrire les mesures nécessaires concernant le mouvement de la masse. La même relation entre les individus se retrouve dans toute collectivité réunie en vue d’une action commune, que ce soit l’agriculture, le commerce ou quelque autre entreprise.
Ainsi, sans multiplier artificiellement les sections du cône et les grades de l’armée, ou les titres et les situations d’une administration, ou d’une organisation générale, nous voyons se dégager une loi selon laquelle les hommes, pour l’accomplissement d’une action collective, se trouvent placés les uns par rapport aux autres de telle sorte que plus directement ils participent à l’action, moins ils sont en état de commander, et plus nombreux ils sont ; et moins ils ont de part directe à l’action, plus ils commandent, et moins nombreux ils sont ; si bien que, de bas en haut, l’on arrive à un unique et dernier personnage, qui, bien que participant le moins de tous à l’œuvre commune, dirige plus que tous les autres son activité vers le commandement.
C’est le rapport entre celui qui commande et ceux qui sont commandés qui constitue l’essence de la notion appelée pouvoir.
C’est en rétablissant les conditions de temps dans lesquelles s’accomplissent tous les événements que nous avons découvert qu’un ordre s’exécute seulement lorsqu’il se rapporte à la série correspondante des faits. C’est en rétablissant la condition nécessaire d’un lien entre celui qui ordonne et celui qui exécute, que nous avons découvert que ceux qui ordonnent, d’après leur essence même, prennent le moins de part à l’événement proprement dit, et que leur activité est exclusivement tournée vers le commandement.
VII
Lorsqu’un événement s’annonce, chacun donne son avis. Et, forcément, il y en a toujours un qui tombe plus ou moins juste. De sorte que l’avis s’associe dans notre esprit à l’événement, comme la cause à son effet.
Des hommes traînent une poutre. Chacun dit son opinion sur la façon de la traîner et sur l’endroit où la mettre. Les hommes achèvent de traîner la poutre et il en ressort que la chose a été réalisée comme l’a dit l’un d’entre eux. C’est lui qui a commandé, pense-t-on. Voilà l’ordre et le pouvoir dans leur forme primitive : celui qui a le plus travaillé de ses mains a le moins réfléchi à ce qu’il faisait ; par conséquent, le moins pensé à ce qui pourrait résulter de l’activité commune et aux ordres à donner. Celui qui a le plus commandé, puisqu’il a agi en paroles, a naturellement moins agi avec les mains.
Plus est grand le rassemblement d’hommes dirigeant leur action vers un but unique, plus tranchées sont les catégories de gens qui prennent d’autant moins de part à l’activité générale que leur activité à eux est plus dirigée vers le commandement.
L’homme quand il agit seul porte toujours en lui-même un
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